Travail, immigration : si les démocraties libérales ne veulent pas disparaître… Par Daron Acemoglu

Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Daron Acemoglu est l’un des économistes les plus influents du monde auquel certains prédisent un Nobel dans un avenir proche, lui qui a déjà reçu en 2005 la prestigieuse médaille John Bates Clark. Etudiant depuis longtemps le rôle des institutions dans le développement économique et politique des pays, il estime que le moteur de l’économie, c’est la politique, et que ce qui conduit à une prospérité partagée, c’est le système démocratique. Co-auteur du best-seller Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres*, le professeur turco-américain dresse le constat suivant : depuis les années 1980, les démocraties libérales n’ont pas suffisamment tenu leurs promesses en matière d’emploi, de stabilité économique et de services publics. Rappelant toutefois que "sur la plupart des questions, les gouvernements démocratiques ont fait mieux que les gouvernements non démocratiques", ses travaux, passionnants, constituent une clé importante pour comprendre pourquoi, par rejet du "système", de plus en plus de travailleurs des pays industrialisés laissés sur le bord de la route ont pris le bus des extrêmes.

Daron Acemoglu invite vivement les gouvernants à construire une prospérité partagée et à se reconnecter aux aspirations de leurs citoyens, sans quoi le lien de confiance entre ces derniers et les institutions sera définitivement rompu. Attentif aux derniers soubresauts de la vie politique française, Daron Acemoglu porte un regard positif sur les réformes économiques menées par Emmanuel Macron. Et si le RN n’a pas réussi le pari de Matignon le 7 juillet, ce polymathe l’assure : les problèmes auxquels l’establishment français va devoir faire face restent les mêmes.

Les bons points de Macron

"Les réformes économiques mises en place par Emmanuel Macron depuis 2017 ont globalement porté leurs fruits. Même s’il reste encore élevé par rapport à la moyenne européenne, cela fait une vingtaine d’années que le chômage des jeunes n’avait pas été aussi bas, les créations d’emplois sont plus nombreuses et les signes de reprise économique sont là. Toute l’Europe n’est pas encore revenue à une situation normale depuis la crise financière de 2008 et il y a encore des effets persistants de la crise du Covid mais l’économie française, elle, se porte beaucoup mieux aujourd’hui qu’il y a dix ans, même s’il est vrai que Macron n’a pas résolu certains problèmes fondamentaux (une faible croissance de la productivité comme partout en Europe, la France ne crée pas encore assez d’emplois de qualité…).

En dépit de ses bonnes performances, cette politique n’a pas été reconnue à sa juste valeur par les Français, peut-être parce que Macron n’a pas réussi à les convaincre, comme sur la réforme des retraites qu’il a eu raison de faire mais qu’il a imposée d’une manière désordonnée. Probablement est-ce dû aussi à sa personnalité et à la façon dont la conjoncture politique française a été façonnée ces dernières années, au moment des gilets jaunes notamment, une période turbulente pendant laquelle son style de leadership n’a pas vraiment fonctionné.

Au regard des résultats des législatives, Macron a d’une certaine façon réussi son pari de la dissolution mais cela ne doit pas masquer les lignes de fracture. Tout d’abord, un nombre considérable de Français sont si mécontents qu’ils se sont tournés vers le Rassemblement national lors des récents scrutins. Les difficultés économiques, l’immigration et cette impression qu’ils ont de ne pas être entendus dans les couloirs du pouvoir restent des problèmes auxquels l’establishment français va devoir faire face. Car le RN, lui, s’intéresse aux mêmes questions qui se posent ou posent problème de nos jours à de nombreux pays. Marine Le Pen met par exemple l’accent sur la protection des travailleurs et la protection du peuple contre les mondialistes. C’est exactement ce que dit Trump et on observe la même chose aux Pays-Bas, en Hongrie, etc. Ce message résonne d’autant plus en raison de la stagnation des salaires et peut-être aussi d’une immigration que les populations estiment incontrôlable.

Mettre le paquet sur le travail

Globalement, ces dernières décennies, les gouvernements démocratiques ont fait mieux que les gouvernements non démocratiques sur la plupart des questions, mais ils n’ont pas fait aussi bien que ce qu’ils avaient promis, et ils n’ont pas bien communiqué auprès des opinions. Si l’on considère l’ensemble du monde industrialisé, on constate que presque tous les pays connaissent une tendance à l’accroissement des inégalités. De fait, le regard porté par les populations à l’égard des institutions démocratiques s’est nettement détérioré. Il faut en effet comprendre qu’elles sont beaucoup moins enthousiastes à l’égard des systèmes démocratiques lorsque les inégalités augmentent ou qu’elles ont l’impression que leurs conditions ne s’améliorent pas. A l’inverse, la plupart des individus soutiennent ces mêmes institutions lorsqu’ils font l’expérience directe d’une démocratie qui produit notamment des services publics et des salaires décents. Si vous regardez les Etats-Unis, environ la moitié de la main-d’œuvre n’a pas connu de véritable croissance du salaire réel au cours des quarante dernières années ! On peut voir des traces de ce phénomène en France mais dans une moindre mesure du fait d’une meilleure régulation. Il est donc essentiel de construire une prospérité partagée.

Cette dynamique est par ailleurs exacerbée par le fait que les quarante dernières années ont été marquées par des politiques hautement technocratiques qui, lorsqu’elles imposent certaines réformes aux citoyens et que celles-ci échouent, produisent le pire des résultats. La population finit par tourner le dos à la démocratie et plus particulièrement aux candidats les plus au centre, ceux-là mêmes qui ont été au pouvoir pendant la plus grande partie de cette période. Les enquêtes menées dans le monde entier montrent que les jeunes sont moins favorables à la démocratie. Ils se disent plus ouverts à d’autres formes de gouvernement. Et là où les choses se compliquent, dans des pays comme la France et les Etats-Unis, c’est que les politiciens antidémocratiques parlent désormais le langage de la démocratie. Ainsi, Donald Trump et Marine Le Pen prétendent-ils être de vrais démocrates.

Réorienter les technologies

Une des solutions qui permettrait de répondre aux attentes des travailleurs consiste à mettre en place des augmentations de salaire décentes et largement partagées entre les différents groupes démographiques et les différents groupes de compétences. Mais parce qu’il n’existe pas de remède miracle - je veux dire qu’il n’est pas possible de dire "ok, je vais créer beaucoup d’emplois et je vais les payer 50 % de plus" -, la solution doit aussi passer par un changement plus structurel. Par cela, j’entends une utilisation des technologies qui soit plus favorable aux travailleurs et qui augmente leur productivité et pas seulement celle du capital. L’Union européenne peut le faire et elle a été plutôt active sur certaines de ces questions, mais elle n’a pas donné la priorité à la nécessaire orientation des technologies dans une direction plus favorable aux salariés. L’intelligence artificielle peut être un outil pour améliorer la prise de décision des travailleurs, les aider à obtenir de meilleures informations lorsqu’ils essaient de résoudre des problèmes ou faire face à des situations plus complexes. Si nous nous contentons de donner la priorité au développement des technologies d’automatisation, il sera très difficile de créer des emplois très bien rémunérés. Or, l’utilisation qui est faite aujourd’hui de l’IA n’est qu’une continuation de l’accélération de cette automatisation.

Ne pas sous-estimer l’effet "immigration"

Si vous regardez, par exemple la Suède, les inégalités salariales n’ont pas augmenté et le pays ne connaît pas un problème majeur de chômage. Pourtant, la Suède est aujourd’hui sous tension parce qu’elle a connu ces dernières années la plus forte augmentation par habitant de toute l’Europe en matière d’immigration. Or sur ce sujet-là, il y a eu, je crois, une déconnexion entre ce que l’opinion veut et ce que les partis de gauche et de centre gauche ont appliqué. Bien sûr, pour des raisons humanitaires, en particulier lorsque les gens fuient des zones de guerre, il est très difficile de décréter la fermeture de nos frontières à des gens qui viennent pour sauver leur vie. D’un autre côté, les grands médias et la gauche ont ignoré les réactions de la population. Aux Etats-Unis, l’immigration est la principale raison de la présence de Trump sur le devant de la scène. C’est aussi probablement le sujet numéro un qui a fait du RN un courant dominant en France ces dernières années. Il y a deux aspects à cela. Le premier est d’ordre économique. Sur ce point, la littérature ne parle pas d’une voix consensuelle mais il est clair que les immigrés ne "prennent" pas tous les emplois et ne créent pas de désordre dans l’économie. En revanche, ils "prennent" certains emplois qui, si ça n’avait pas été le cas, auraient été mieux rémunérés pour attirer les travailleurs locaux.

L’autre aspect est culturel : les classes ouvrières ne sont pas toujours prêtes à accueillir les immigrés, surtout en masse, surtout sous la forme d’enclaves. Les politiques doivent donc trouver un moyen de traiter ces questions, sans se contenter de les survoler. Ils n’ont pas entamé le type de conversation nécessaire pour convaincre les électeurs et déterminer dans quelles circonstances nous devrions accueillir des réfugiés, quelles limites nous voudrions imposer et quelles autres restrictions nous devrions mettre en place. Prenez l’Allemagne par exemple. L’ancienne chancelière Angela Merkel a d’abord refusé les réfugiés, puis a fait un virage à 180 degrés, mais cela n’a pas été très bien communiqué et s’est fait de manière très désordonnée. Pour des questions humanitaires, je crois que sa décision fut la bonne, mais elle aurait probablement dû être mieux gérée. Une discussion beaucoup plus ouverte permettrait de dire, vous savez, pour des raisons humanitaires, nous devons accueillir les personnes suivantes, mais nous allons peut-être limiter d’autres formes d’immigration. Ses conséquences sur le marché du travail devraient elles aussi être réfléchies et communiquées. Il s’agirait donc de conclure une sorte de marché avec les populations afin qu’elles participent à ce processus et qu’elles n’aient pas l’impression qu’on leur impose quelque chose depuis le haut".

* Markus Haller, 2015, 640 p.