Le dialogue social sous contrôle : entretien avec Baptiste Giraud
Le politiste Baptiste Giraud a codirigé avec le sociologue Jérôme Pélisse le petit livre Le dialogue social sous contrôle qui vient de paraître aux PUF, dans l’objectif de faire le point sur les évolutions du dialogue social et de la négociation collective dans notre pays. L'ouvrage vient corriger utilement les appréciations souvent très positives qu'on peut lire dans la presse, qui se félicitent de l'augmentation du nombre d'accords signés et de la promotion du dialogue social par les gouvernements successifs. Or celles-ci ne correspondent que d'assez loin à la réalité. Baptiste Giraud a aimablement accepté de répondre à nos questions pour présenter ce livre aux lecteurs de Nonfiction.
Nonfiction : L'ouvrage que vous venez de faire paraître propose de faire le point sur le dialogue social en France à différents niveaux : protection sociale et interprofessionnel, branches professionnelles et négociation d’entreprise. Avant de nous concentrer sur la négociation collective d’entreprise, pourriez-vous dire un mot des deux premiers ?
Baptiste Giraud : L’objectif de cet ouvrage collectif est en effet d’éclairer les évolutions de la négociation collective et du dialogue social à ses différents niveaux, afin de mettre en relief les dynamiques d’ensemble qui en ressortent. En l’occurrence, comme le rappelle Jean-Pascal Higelé dans sa contribution, on peut d’abord observer une mise sous pression politique du paritarisme, les gouvernements laissant de moins en moins de marges de manœuvre auxdits partenaires sociaux dans la négociation des réformes de la protection sociale ou du marché du travail. Cette tendance a atteint une certaine forme de paroxysme sous la présidence Macron, créant les conditions d’une mobilisation syndicale unitaire en 2023, suffisamment rare pour être rappelée. Entre gouvernements et syndicats, la négociation s’apparente de plus en plus à une forme de « concertation », et on peut faire là le parallèle avec ce dont se plaignent beaucoup de syndicalistes en entreprise, à savoir que les discussions s’apparentent plus à des échanges formels qu’à de véritables négociations de compromis. On parle d’ailleurs souvent moins de négociation collective que de dialogue social, terme très flou comme le rappelle Élodie Béthoux en introduction de l’ouvrage, et qui peut servir à légitimer une décision politique ou patronale au motif qu’elle a été « concertée » sans pour autant qu’un compromis ait été recherché.
Dans le même temps, l’État a modifié de manière substantielle les règles de la négociation collective dans un sens qui vise à affaiblir le pouvoir de régulation des négociations de branche, puisque depuis les ordonnances travail de 2017 les accords d’entreprise l’emportent désormais sur les accords de branche dans une majorité de domaines. C’est une révolution juridique majeure par rapport à l’histoire du droit de la négociation collective, qui faisait auparavant de la branche professionnelle le pilier de cette négociation. Ce rôle de régulation n’a pas disparu. Noélie Delahaie, Anne Fretel et Héloïse Petit montrent que les conventions de branche restent un cadre de référence prioritaire pour une majorité de directions d’entreprise, notamment pour une grande partie des petites et moyennes entreprises. Les syndicats y sont peu implantés et les directions perçoivent d’abord cet exercice comme une contrainte bureaucratique et normative qu’elles préfèrent déléguer à la branche. Reste que la nature des compromis négociés à l’échelle des branches est très inégale et que la nature des textes qu’elles produisent est elle-même très variable. Pour certaines, elles déterminent désormais moins des normes de droit qui s’imposent aux entreprises que des préconisations, des recommandations, une forme de soft law destinée à orienter les politiques de gestion des entreprises. Autrement dit, si les branches conservent un pouvoir de régulation, ses modalités sont en train de se recomposer.
À propos de la négociation d’entreprise, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de promouvoir celle-ci, à travers toute une série de réformes menées depuis le début des années 2000. De fait, le nombre d’accords enregistrés s’est beaucoup accru. Quelle appréciation d’ensemble peut-on alors porter sur ces réformes ?
C’est effectivement un premier élément important que de rappeler que les ordonnances de 2017 marquent moins une rupture qu’elles ne s’inscrivent dans la continuité d’une succession de réformes engagées depuis le début des années 2000 pour renforcer le rôle de la négociation d’entreprise dans la régulation de la relation salariale. Cette politique de décentralisation de la négociation collective a accompagné une évolution substantielle du rôle des négociations d’entreprise. Auparavant, et notamment dans les lois Auroux, les négociations d’entreprise étaient d’abord pensées comme un droit à la disposition des salariés et de leurs représentants syndicaux pour négocier des compromis améliorant leurs rémunérations ou leurs conditions de travail. Désormais, et c’est le sens de la volonté affichée de donner la priorité aux négociations d’entreprise sur les négociations de branche, la négociation d’entreprise est d’abord envisagée, du point de vue des gouvernements et des organisations patronales qui soutiennent cette inversion des normes, comme le moyen de faciliter l’adaptation des règles de la relation salariale aux exigences de compétitivité des entreprises. Par exemple en facilitant la possibilité de flexibiliser l’organisation du temps de travail. Dans ce contexte, en effet, le nombre d’accords signés en entreprise a augmenté. Notons toutefois que cette évolution n’a rien de linéaire et connaît des évolutions conjoncturelles significatives, signe que l’intensité des négociations d’entreprise reste pour partie très dépendante des obligations ou des incitations économiques à négocier mises en œuvre par l’État. Depuis les ordonnances de 2017, le nombre d’accords a certes augmenté de manière significative. C’est vrai aussi pour les petites et moyennes entreprises. Mais pour interpréter cette évolution, il faut d’abord avoir à l’esprit que le recours à la pratique de la négociation collective reste très inégal. Un accord est signé dans moins de 20% des établissements de plus dix salariés. Dans les petites et moyennes entreprises en particulier, l’absence de négociation collective reste la situation la plus fréquente.
Au-delà du nombre d’accords, c’est par ailleurs la nature de leur contenu qu’il faut questionner. De ce point de vue, il est d’abord clair que la pratique de la négociation collective intervient dans un contexte où elle est de plus en plus contrainte par les évolutions du capitalisme (financiarisation, mondialisation, développement de la sous-traitance) : tendanciellement, le « grain à moudre », comme on disait, s’est beaucoup réduit. Bien sûr, les syndicats conservent dans certaines entreprises un pouvoir de négociation. Mais ce n’est pas vrai partout, loin de là. L’indicateur statistique du nombre d’accords masque de ce point de vue de grandes inégalités. Dans certains contextes d’entreprise, les syndicats ont la capacité à obtenir des compromis avantageux pour les salariés. Dans d’autres, quand les syndicats sont faiblement ancrés, que les salariés sont plus facilement interchangeables, les compromis obtenus sont beaucoup plus faibles, quand la négociation ne reste pas littéralement sous le seul contrôle des directions. Toutes ne se sont pas, loin s’en faut, converties aux vertus du dialogue social avec les syndicats. Plusieurs enquêtes montrent ainsi que dans les petites entreprises, les accords de négociations découlent en réalité de décisions unilatérales de l’employeur et aboutissent plus souvent à des mesures défavorables aux salariés (flexibilisation du temps de travail, baisse de majoration des heures supplémentaires) qu’à des progrès sociaux. Ensuite, même dans les grandes entreprises où la pratique de la négociation collective s’est institutionnalisée, le contenu de beaucoup d’accords apparaît encore très formel. Enfin, n’oublions pas que sur la dernière période, l’augmentation du nombre d’accords tient aussi à la mise en place des CSE [comités sociaux économiques], accords qui ont généralement plutôt accompagné une régression des droits syndicaux. Derrière le nombre d’accords signés, c’est donc bien la nature des compromis qu’ils servent à construire qui reste posée.
Ces réformes se sont notamment traduites pour les entreprises par une obligation de négocier sur un nombre croissant de sujets ou encore d’informer et de consulter, sur ces sujets ou d’autres, leurs représentants du personnel. Or ces négociations apparaissent avoir peu d’effets sur l’émergence de nouveaux droits pour les salariés, même si certaines dispositions peuvent y contribuer à la marge. On observe surtout peu d’amélioration quant à la possibilité pour ces instances représentatives de peser réellement sur les orientations ou les décisions de l’entreprise. Comment l’expliquez-vous ?
Dans la volonté de faire des dispositifs de la négociation d’entreprise le socle de construction de nouveaux compromis salariaux, le champ des négociations d’entreprise s’est en effet considérablement élargi. D’un côté, il a été offert aux directions d’entreprise la possibilité d’en faire un levier pour négocier les modalités d’adaptation des rémunérations et des organisations du travail aux stratégies de compétitivité de l’entreprise. De l’autre, l’État en a aussi fait l’outil privilégié pour négocier, en échange, de nouveaux droits en faveurs des salariés, par exemple sur le terrain de l’égalité professionnelle, des conditions de travail et de la formation professionnelle. Sur ces derniers points, les enquêtes convergent cependant pour constater que si ces questions font l’objet de négociations plus fréquentes, les accords qui en ressortent sont tendanciellement assez pauvres dans leur contenu. Cela est d’abord lié au cadre juridique des négociations : l’État incite ou oblige à ouvrir à des négociations mais n’impose aucune obligation de résultat, puisque les négociations peuvent généralement se conclure par une décision unilatérale de l’employeur. Et j’ajoute que le contrôle de l’application des accords est très faible. C’est cohérent avec la philosophie qui a présidé à la promotion de la négociation d’entreprise ces dernières années, puisqu’elle est pensée comme un instrument permettant d’assouplir le cadre normatif qui s’impose aux entreprises. Le législateur défend ce faisant une conception beaucoup plus procédurale que substantielle de la négociation collective : l’essentiel est que les partenaires sociaux développent une culture du dialogue sur ces sujets, beaucoup plus que de s’assurer de l’effectivité des droits que ces échanges permettent d’instaurer. Or le contexte économique de ces négociations est, on l’a dit, très contraint, et les syndicats sont globalement affaiblis dans leur capacité de mobilisation collective. Les salaires et la défense de l’emploi demeurent les enjeux sur lesquels il leur est plus facile de (re)mobiliser les salariés. Sur les autres sujets, cela reste très compliqué, et cela ne les aide clairement pas à inciter les directions à davantage de compromis.
En revanche, sous couvert de rationalisation, les moyens et les possibilités d’action autonome des délégués syndicaux et/ou des représentants du personnel ont été sensiblement réduits. Cela a été notamment le cas à travers la réforme des CSE et les ordonnances de 2017, dont il question dans un chapitre du livre. Pourriez-vous en dire un mot ?
Effectivement, la mise en place des CSE a modifié substantiellement les conditions de la représentation syndicale, surtout dans les grandes entreprises. Arnaud Mias y revient à l’appui d’une enquête collective, qui montre d’abord que cette réforme, en réduisant le nombre de représentants titulaires de mandats renforce la tendance à la professionnalisation des représentants du personnel. Cela peut être envisagé par les promoteurs de cette réforme comme un vecteur d’amélioration de la qualité du dialogue social entre partenaires sociaux, mais cela induit aussi un risque évident d’affaiblir encore davantage le lien entre ces représentants et leurs mandants. Alors que le développement de la négociation d’entreprise est généralement plébiscité au motif de privilégier un échelon de proximité, la mise en place du CSE contribue au contraire à éloigner ces représentants de ceux qu’ils ont vocation à représenter. Sous cet angle, la fusion des instances de représentation des personnels va ainsi dans le sens d’une reconfiguration des formes de la représentation syndicale selon des logiques plus ajustées aux attentes du management, mais au risque d’affaiblir son ancrage militant dans les collectifs de travail. Deuxième sujet de préoccupation pour les syndicalistes, la réduction du nombre de mandats à pourvoir (un accord récent, qui attend toutefois un agrément de l'État, y met fin) limite les possibilités pour préparer les relèves militantes, tandis que l’accroissement de la charge de travail des élus semble freiner l’émergence de nouvelles vocations militantes, sans oublier les risques de burn-out militant auxquels elle expose les élus. Enfin, sous l’effet conjugué de l’éloignement des élus du travail, de la suppression du CHSCT [comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail] et des arbitrages qu’ils sont contraints de faire dans l’exercice de mandats de plus en plus étendus, c’est la capacité même des élus à prendre en charge les enjeux liés aux conditions de travail qui semble se trouver amenuisée, alors même que les questions du sens du travail et de la santé au travail s’imposent comme des enjeux de première importance au regard des mutations des contextes productifs.
On évoque largement depuis quelque temps, sous le vocable de « dialogue professionnel », la nécessité d’approfondir le dialogue social en se rapprochant du terrain et des situations de travail que vivent les salariés, pour essayer de remédier aux difficultés qu’ils rencontrent. Quelle appréciation porter sur cette possibilité ? Pourriez-vous là encore en dire un mot ?
En soi, la montée en puissance de cette thématique, du côté des RH comme des syndicats est en elle-même, à mes yeux, le symptôme d’un constat assez partagé d’un épuisement des dispositifs de la représentation du personnel dans leur capacité à créer des espaces de délibération et à produire des compromis. Du côté des syndicats, il y a manifestement l’espoir que la création de dispositifs de mise en débat du travail soit un point d’appui pour démocratiser les espaces de travail et remobiliser les salariés. Reste que, comme celle de dialogue social, la notion de dialogue professionnel est assurément investie de sens différents, et sans doute souvent concurrents, du côté des directions, et que les conditions de possibilité de mise en œuvre de tels espaces de délibération du travail restent à définir. C’est ce que nous avons voulu rappeler en revenant sur les modalités de mise en œuvre du droit d’expression imaginé par les lois Auroux, à travers une enquête de Camille Dupuy, de Jules Simha et d’Alexis Louvion. Elle montre d’abord que les accords sur cette question sont restés limités en nombre et que, lorsqu’ils ont été mis en œuvre, ces dispositifs sont restés sous la mainmise de l’encadrement et n’ont pas réellement donné de pouvoir d’intervention aux salariés dans les processus de décision sur leur travail. L’histoire n’est évidemment pas condamnée à se répéter. Mais alors que la financiarisation du capitalisme a eu plutôt tendance à accentuer la pression des marchés et à renforcer les contraintes organisationnelles dans le travail, cette expérience passée met en garde contre les nombreux obstacles qui restent à surmonter pour faire du dialogue professionnel autre chose qu’une simple incantation ou qu’un nouveau dispositif de concertation sans pouvoir.
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