Kamala Harris, le paon et Charles Darwin
Kamala Harris a été louée pour ses origines de l'autre côté de l'Atlantique, ce qui a fait crier au tribalisme identitaire en France. Mais la question était-elle moins binaire que cela ?
Par Thomas Viain.
À peine Kamala Harris était-elle confirmée comme vice-présidente élue qu’un concert de louanges et de félicitations s’élevait des rangs de la gauche démocrate, célébrant avec tambour et trompette les qualités de la colistière de Joe Biden. Le tweet de l’ex-première dame Michelle Obama brossait un portrait éloquent de Harris : c’est une femme, noire et qui plus est d’origine indienne.
De l’autre côté de l’Atlantique, dans notre France de la Déclaration de 1789 où seules comptent les différences fondées sur la distinction des vertus et des talents (article 6), le malaise était quelque peu palpable. Ce n’était pas un programme, des compétences ou un combat politique qui étaient mis en exergue, mais une couleur de peau, une origine et un genre.
La compétence plus que l’identité
Une chronique brillante d’Olivier Babeau sur Le Figaro Vox, fidèle à la tradition hexagonale, n’a pas manqué d’égratigner ces emballements incongrus : « chacun est encouragé à célébrer la victoire, non d’une personne capable, mais d’une personne de telle couleur de peau ou de tel sexe ». Sa conclusion se voulait une exhortation : ne jugeons plus les individus qu’à la même aulne, « celle de la compétence ».
Et pourtant cette critique libérale, refusant qu’un individu soit réduit à une origine ou à un groupe d’appartenance, passait à côté d’une partie du sujet. Si le fond de l’affaire était si simple, un argumentaire rationnel et méthodique n’aurait-il pas depuis longtemps ramené à la raison les partisans des identity politics ?
En vérité, derrière l’opposition caricaturale entre partisans d’un tribalisme de groupe et défenseurs des mérites individuels, se cache peut-être une réalité plus complexe et moins binaire. Pour mieux la saisir, faisons un bref détour par la théorie de l’évolution et notre vénérable Charles Darwin.
En 1975, le biologiste israélien Amotz Zahavi émet une hypothèse aussi géniale qu’audacieuse afin d’expliquer certaines bizarreries de la nature.
Comment se faisait-il, par exemple, que des attributs comme la queue du paon, particulièrement malvenue et gênante face à un prédateur, aient été sélectionnés par la nature, puisqu’ils ne présentaient aucun avantage évolutif ? Naît alors dans l’esprit de Zahavi la « théorie du handicap ».
Ces attributs saillants seraient une manière d’envoyer aux éventuels prédateurs le message suivant : si j’ai pu arriver où j’en suis, toujours vivant dans une nature qui ne fait pas de cadeau, avec ce handicap évident, vous imaginez bien que j’ai par conséquent des ressources et des capacités au-dessus de la moyenne… ne vous fatiguez pas à m’attraper.
Au-delà du tribalisme
Revenons maintenant à notre histoire de politique.
Il se pourrait bien que l’on ait affaire à un mécanisme cognitif analogue dans le cas des minorités discriminées. Contrairement à ce que certains ont pu affirmer, il ne s’agit pas simplement d’un plafond de verre qui aurait été brisé pour une catégorie de personnes, ce qui nous renverrait encore à un mécanisme tribal d’identité de groupe. En l’occurrence, la théorie du handicap de Zahavi a toute sa pertinence.
Une couleur, une identité de genre, une origine peuvent activer dans nos esprits le signal du handicap : regardez où j’en suis, dans un monde qui ne fait pas de cadeau, alors que je suis une femme noire et d’origine indienne… cela vous donne une idée de mes talents, au-dessus de la moyenne, pour obtenir ce poste.
La question n’est pas de savoir si Kamala Harris a réellement connu un parcours difficile (en l’occurrence, il semblerait qu’elle soit plutôt issue d’une classe privilégiée). Il s’agit de savoir si un signal extérieur de genre, d’origine ou de couleur de peau évoque forcément une identité tribale ou s’il ne peut pas également renvoyer parfois à une valorisation, d’inspiration toute libérale pour le coup, des talents et des vertus individuels.
Quelle serait alors une attitude authentiquement libérale face à des discours vantant des qualités extérieures comme l’origine, le sexe ou la couleur de peau ? Tout simplement prendre le temps de distinguer s’il s’agit d’un signe d’identification tribale ou au contraire d’un signal mettant en valeur des talents individuels. Le premier ramène l’individu au groupe, quand le second au contraire l’en extirpe, tel un Rastignac fier de s’être construit dans la difficulté et l’adversité !