Une vie de Madeleine, modèle et soeur d'Emile Bernard
« Qui est la secrète Madeleine dont l’existence semble vouée à la disparition et à l’effacement ? »1 C’est à guetter l’infime fragilité du tremblé de son personnage que s’attache Marie-Hélène Prouteau, professeure de lettres et auteure de cette « biographie littéraire ». Croisant la littérature, l’histoire de l’art et l’histoire de Madeleine, elle construit l’intimité du personnage. Son écriture tente de se rapprocher au plus près de Madeleine Bernard, jouer des correspondances avec les peintures de son frère Emile Bernard et avec celles de l’Ecole de Pont Aven, où elle rencontre Gauguin. Voilà peut-être ce qui conduit Marie-Hélène Prouteau à se plonger dans la correspondance de la jeune femme et à lire dans le regard des peintres.
Correspondances
Marie-Hélène Prouteau croise des fragments de lettres, des rencontres, laisse entendre les voix de Madeleine et de son frère dans leur extrême sensibilité à l’art à l’image de la musique de Bach dont « la coulée sonore »2 irrigue tout le corps de Madeleine. Ces « correspondances » ne sont pas sans rappeler le poème de Baudelaire dans un va et vient incessant entre la nature, les sensations, Madeleine et Emile. Ainsi en va-t-il aussi de La rivière blanche que peint Gauguin.
Elle ne cesse de traverser le texte. Sur l’envers de son tableau, Gauguin peindra la jeune femme, rendant tout à la fois manifeste et secrète cette traversée amoureuse de l’art en elle. La rivière circule aussi dans le texte de Marie-Hélène Prouteau. Elle ne cesse de se métamorphoser. Elle se donne à voir d’abord comme le canal-souvenir de l’enfance, ce canal où Madeleine manque de se noyer. Le jeu avec son reflet sur l’eau calme n’est pas sans évoquer la fascination de Narcisse pour son image, image que Madeleine prend plaisir à effacer, dans une négation-renoncement de soi.
Marie-Hélène Prouteau signifie ici qu’écrire une biographie, c’est se mettre à l’écoute des « harmoniques ténues d’une subjectivité », ce « témoin de plein coeur d’un moment de l’art »3. Elle élargit ainsi le sens de la biographie et ses points de vue. Il ne s’agit pas d’en rester au personnage mais de prendre en compte ce tissage des mots, des silences, des pointillismes – image ici de la peinture de Seurat - qui seul permet de « capter un miracle »4, sa propre attention au modèle, comme Emile Bernard peignant Le fils du marin, petit garçon au chapeau.
La rivière ce sont aussi ces canaux où s’origine la peinture d’Emile, si attaché à ces peintres hollandais, source de l’art, Frans Hals, Hans Memling, mais source aussi de celle de Van Gogh dont la fulgurance traverse le livre de Marie-Hélène Prouteau. La question de l’origine c’est du côté de l’Italie rêvée la vision religieuse de Giotto qui hante l’oeuvre d’Emile. Impulsivité du frère qui se traduit dans les paysages maritimes de Bretagne, dans ses revirements, tandis que sa sœur lit en contemplant la Seine du côté d’Asnières.
Lettres d’une voyante
L’écrivaine fait surgir l’art à sa source dans l’élan de vie porté par les personnages. Derrière les bateaux de plaisance d’Asnières se dessine l’ivresse de la contemplation, en écho à celle de Victor Hugo ou de Rimbaud. L’écriture de Marie-Hélène Prouteau retrace le cheminement artistique et littéraires des personnages dans une succession de tableaux qui doivent autant au Bonheur des Dames de Zola, lorsqu’il s’agit de décrire le monde de la couture vers lequel son choix professionnel oriente Madeleine, qu’aux tableaux de l’Ecole de Pont Aven.
Chronologique, le texte trace la généalogie d’un moment de l’art : ce passage du romantisme au symbolisme. Le roman commence par la lecture de Lamartine et s’achève avec Mallarmé. Entre les deux la mort de Victor Hugo est vécue comme un drame familial, la fin d’une époque. Madeleine, « petite regardeuse de l’invisible »5 est aussi celle que la peinture aspire, modèle d’un frère qui ne la quitte pas du regard, jusqu’à lui absorber la vie puis étouffer sa disparition aux yeux des spectateurs.
Cette Muse, la littérature la célèbre au contraire, comme le montre l’épitaphe final : « C’est le 20 novembre 1895. Madeleine Bernard s’en est allée de l’autre côté de la vie »6. L’écriture contre l’évanouissement est trace de l’éternité de la présence. A l’image de Victor Hugo aux vers à l’inconsolable douleur devant la mort de Léopoldine. Ou de Tolstoï « passionné de l’humain jusqu’au mysticisme », ce mysticisme qui habite Madeleine, touchée par ce tableau de Rubens, La Descente de croix : »Et le manteau jaune de Marie-Madeleine, cette flaque de clarté qui parle si fort en en son coeur en quête de ciel »7.
Si Emile Bernard sait « capter à vif le tremblé des choses »8, Madeleine est « portée par quelque chose de vif qui la pousse vers ce qui est bon, doux et beau »9. Contemplative, enfant elle manque de se noyer en jouant avec le reflet du canal. Il y a en elle « une sorte de fête intérieure » qui lui fait éprouver une telle joie qu’on pourrait y lire une plénitude, une grâce. « Ce chaudron bouillonnant d’intuitions créatrices qu’est la petite cité de peintres »10 comme Marie-Hélène Prouteau l’écrit, a caché et fait disparaître Madeleine. Ce qui ne l’empêchera pas de signifier son mépris à Gauguin, usurpateur d’un titre qui n’est pas le sien. Monde étriqué fait de querelles, de fausses amitiés, de jeu des apparences.
S'abandonner
La scène de la noyade manquée ouvre à la présence et la circulation du mythe d’Ophélie dont le sens se voit modifié. C’est sur l’envers d’un tableau de Gauguin, La rivière blanche, qu’est peinte Madeleine « telle une Ophélie qui s’élance sur le fleuve de la vie », écrit l’auteur, rompant ainsi avec son incarnation tragique dans le Hamlet de Shakespeare. L’imaginaire romantique créera le mythe d’une Ophélie où l’image l’emporte sur le récit. L’image de Madeleine, voilà à quoi s’en tenaient Gauguin et Emile Bernard. Le sujet ophélien répond en cela à la définition du concept mythique proposée par Barthes, « condensation informe, instable, nébuleuse »11. Le premier à faire entrer Ophélie dans la légende est sir John Everett Millais, créant en 1852 les principaux détails iconographiques du mythe : étendue sur l’eau, Ophélie flotte entre sommeil et mort, étroitement encadrée par le paysage naturel et tenant à la main une guirlande de fleurs.
Si Marie-Hélène Prouteau dès le début de son récit peut donner à Madeleine la fluidité cachée du mythe d’Ophélie, c’est parce que ce n’est pas cette image qui est mise en avant. Ce n’est pas non plus le sacrifice de ses intérêts personnels tel celui de cette autre image mythique, Marie-Madeleine, que défend l'auteure. Ce qu'elle met en avant c'est cette libre création de soi par soi par le détour d'une fuite qui est retour à soi.
Notes :
1 - p.7
2 - p.118
3 - p.8
4 - p.93
5 - p.21
6 - p.149
7 - p.28
8 - p. 35
9 - p.27
10 - p.72
11 - Mythologies