Le foot est tombé dans une démesure devenue bouffonne
Une chronique de Xavier Zeegers (1)
Voilà, la corvée des qualifs étant prestée, les Diables Rouges débarqueront l’an prochain au pays le plus bling-bling du monde dans l’espoir du Graal : en revenir champions du monde au Qatar. Leur classement actuel n’exclut pas ce pari un peu mythique mais ils sont déjà les plus forts… sur papier, quoique plutôt leaders au ranking mondial de la frustration si l’on songe que notre dernière médaille d’or en foot remonte au JO d’Anvers en 1920 ; suivie d’une en argent à l’Euro de 1980, à Bruxelles. Le reste n’est qu’une série de rêves dépités, ponctués certes de quelques grands moments, mais si le but victorieux contre le Japon à Rostov-sur-le-Don en 2018 fut un pur diamant, il n’est pas dans une armoire à trophées mais gravé dans nos mémoires : on ne s’en lassera jamais, bordel !
Au risque de passer pour le schtroumpf grognon, peu me chaut ce qui arrivera. Je rejette ce Mondial depuis la première heure, soit dès la candidature d’un pays artificiel né sous les soubresauts claniques d’un protectorat britannique alors vacillant. Aucun prestige ne peut émerger d’une nappe pétrolifère géante captée par des oligarques au pedigree prétendument princier. S’agenouiller devant cette mystification est un outrage aux valeurs sportives toujours plus gangrenées il est vrai par le fric au détriment de l’éthique, ce qui n’est ni neuf ni donc surprenant. Le Qatar est né en 1971. Il a compris, comme tant d’autres micro-États dans sa foulée, que le veau d’Or est universel, tout comme cette autre religion gravitant autour de lui : le football.
Du temps où les Émirats étaient encore un désert en friche, les footballeurs belges ne se la pétaient pas ; ni dans les médias, et encore moins dans la soie. Nombre d’entre eux avaient un premier “vrai” métier et allaient s’entraîner le soir. Le 2 avril 1963 pourtant les Diables écrasèrent le Brésil (5-1). Aucun d’entre eux n’était une star, n’avait des “agents” mi- roublards mi- maffieux leur proposant des contrats mirobolants car ils restaient modestes et fidèles à leur club. Parmi eux il y avait Pol Van Himst qui vendait du café déjà à 18 ans, Georges Heylens patron d’un magasin de sport près de son stade, Jef Jurion qui malgré ses lunettes trouva le trou de souris pour éliminer un Réal se croyant impérial ce 26 septembre 62 : jubilation totale ! Je les salue ici, eux qui serraient la main à la mi-temps au gamin que j’étais. Mes héros ne sollicitaient pas des fiscalistes véreux pour les aider à placer à Monaco ou aux Iles Vierges britanniques un magot qu’ils n’eurent jamais. Je suis donc le survivant encombrant d’une époque géologique disparue : celle d’un jeu pas encore étranglé par les enjeux, quand des lilliputiens mettaient au tapis d’arrogants Goliath, ainsi Waterschei Thor humiliant le PSG sur un champ quasi agricole, (83). Aujourd’hui, c’est l’inverse, nous voici dans une démesure devenue bouffonne. Si un Diable ressent un pincement à la fesse gauche, ou qu’un autre émet des ballonnements gastriques au réveil, les médias en feront des tartines ! Mais le plus grave est d’entendre un commentateur au demeurant compétent asséner qu’il va de soi que la fin justifie les moyens. Là est mon angoisse majeure : qu’il ait raison dans les faits !
“De nos jours les grands matches de football servent souvent, comme les cirques romains, de prétexte, de défoulement de l’irrationnel, de régression de l’individu au stade de la meute, où sous couvert d’un chaud anonymat, le spectateur donne libre cours à ses instincts agressifs, au refus de l’autre, conquête et anéantissement symbolique – voire réel – qui contredisent sa condition civilisée pour le ramener à la horde primitive” écrit le Nobel Mario Vargas Llosa (2). Il a mille fois raison. Proférer que le saoudien Saeed al-Owairan aurait dû être fauché en slalomant parmi la défense avant de marquer son but légendaire contre les Diables ou asséner qu’il était logique de commettre la “faute nécessaire” contre le dernier défenseur tchécoslovaque prêt à nous priver d’un ticket pour ce même Mondial (de 1994 aux USA) c’est de facto, admettre, légitimer les agressions les plus injustes et immorales. Je dis non. Juste non. Bêtement non ? Oui !
Que nous remportions la Coupe du monde ne me déplairait certes pas. C’est bien doux de voir une foule en liesse, fière de son pays. Et si rare aussi, je songe à l’Expo 58. Mais si la terre est ronde comme lui, elle ne se résume pas à un simple ballon. Je préfère le son des trompettes d’une grande renommée aux tapageurs concerts de klaxons.
(1) xavier.zeegers@skynet.be
(2) “La civilisation du spectacle”, Gallimard 2012