Maggie Nelson : “Je voulais écrire sur la liberté, j’ai écrit sur le souci de l’autre ”

“Quoi, tu vas interviewer Maggie Nelson !”, “Maggie Nelson, c’est un génie”. Les remarques de nos ami·es californien·nes sont aussi dithyrambiques qu’inhabituelles, au sujet de quelqu’un qui publie des essais et de la poésie, non des scénarios ou des romans. À Hollywood, quand on se présente comme auteur·trice, on vous demande d’habitude pour quelle plateforme ou pour quel studio vous bossez. Elle est, ici, une sorte d’exception qui confirme la règle, une intellectuelle admirée au pays du divertissement. Le Los Angeles Times n’hésite pas à évoquer à son sujet, avec un brin d’exagération, un “oracle pour la génération des millenials”. Et si aucun de ses livres n’a encore donné d’adaptation hollywoodienne, c’est sans doute parce qu’ils ne s’y prêtent en rien.

Les lecteur·trices de Maggie Nelson sont aussi nombreux·euses par le monde, à commencer par la France où Florence Aubenas, Mia Hansen-Løve ou Marie Darrieussecq ne ratent aucun de ses livres. Outre-Atlantique on la compare parfois à Susan Sontag, tant elle excelle comme l’autrice de Contre l’interprétation, à sublimer l’autofiction dans sa quête de vérités universelles en l’hybridant à la théorie, l’histoire de la philosophie, la psychanalyse, l’art et la littérature. Mais elle a su, comme tout écrivain·e digne de ce nom, inventer son propre style, cette écriture faite de fulgurances qui mélange les genres avec allégresse, passant très naturellement d’un aphorisme à une citation, d’un poème à des réflexions philosophiques, d’une enquête journalistique à des fragments de journaux intimes.

Guest house

On a l’étrange impression, en la rencontrant, de retrouver une amie qu’on connaîtrait depuis longtemps. On sait son histoire familiale tragique qu’elle relatait dans Une Partie rouge et dans Jane, un meurtre, sa découverte à l’adolescence du journal intime de sa tante Jane, assassinée par un serial killer. On connaît son histoire d’amour avec l’artiste Harry Dodge qu’elle décrit si bien dans Les Argonautes. Elle y raconte ce sentiment qui grandit entre eux, ces deux corps qui se transforment, le sien par sa grossesse, celui d’Harry pour devenir “il”, comment on passe d’un corps de femme à un corps d’homme. On a aussi lu entre les lignes de Bleuets, son essai sur la couleur bleue, une forme de déclaration d’amour qui parodie les codes de la littérature “fleur bleue”, lorsque la narratrice fait allusion à ce mystérieux “prince du bleu” qui l’obsède, dans ce qui ressemble aux Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes.

On est enfin familier de certaines de ses addictions, certains de ses fantasmes, qu’elle examine dans le chapitre sur le sexe de son nouvel essai, De la Liberté, quatre chants sur le soin et la contrainte. Mais Maggie Nelson est, hors de son œuvre et “dans la vraie vie” comme on dit parfois, quelqu’un de discret et d’assez mystérieux. Elle reçoit dans son bureau, cette “guest house” d’un couple qu’elle loue à quelques blocs de chez elle. “J’aime travailler dans un environnement totalement étranger, explique-t-elle, au milieu de meubles, objets, livres et vêtements qui ne sont pas les miens.”

À la marge

Elle écrit donc en partant d’elle-même, mais n’a de cesse de s’imaginer à la place des autres, cite celles et ceux que son pays laisse encore et toujours en marge de la réussite, ces minorités qui l’interpellent parce qu’elle se sait privilégiée, professeure émérite dans l’une des plus prestigieuses universités au monde, USC. Et parce qu’elle ne connaît que trop bien les discriminations de toute sorte que subissent les Noirs, les personnes transgenres, les immigré·es aux États-Unis. “Je voulais écrire un texte sur la liberté, confie-t-elle, mais j’ai vite bifurqué et j’ai écrit un livre sur le care, le soin, le souci de l’autre.”

“La liberté, c’est un mot de blanc, m’a confiée une amie”, écrit-elle aussi à la page trois de cet essai de quatre cents pages, une véritable œuvre de philosophie impressionnante par sa rigueur, sa profondeur, son originalité radicale.

Elle s’amuse des Français·es qui s’offusquent du “woke” américain, relate cette scène qui s’est déroulée “dans une radio culturelle” à Paris. “Mais nous sommes tous différents les uns des autres !”, s’évertuait à m’expliquer mon interlocutrice, tandis que j’avais devant mes yeux une succession de femmes et d’hommes blancs…”. Pour elle, l’opposition à la française de l’universel au particulier est un mauvais débat. “Laissez votre universel, au moins un moment, il reviendra peut-être sous une forme meilleure.” Elle cite Glissant, Césaire, la créolité. “C’est comme toutes ces inquiétudes au sujet du genre, ou de l’écriture inclusive. Il s’agit d’un processus, les gens ont peur parce qu’ils ne savent pas ce qu’il se passera à la fin. J’ai envie de leur dire : rassurez-vous, les structures de pouvoir et les institutions patriarcales ne vont pas disparaître du jour au lendemain, malheureusement.” (Rires).

“Et puis pourquoi le “Je” ne serait pas collectif ?, interpelle-t-elle, narquoise. Je connais des auteurs qui sont d’un narcissisme bien plus grand en employant la troisième personne.” Tel est l’horizon auquel tend Maggie Nelson : tâcher de reconstruire quelque chose en partant des ruines de l’individualisme forcené, des apories du libre arbitre, des illusions du militantisme ou de la libération sexuelle. Elle se tient au fond sur une ligne de crête. Queer revendiquée, elle décrie l’hétéronormativité sous toutes ses formes, mais pourfend “le tournant assimilationniste, incroyablement néolibéral, qu’a pris le mouvement dominant LGBTQ+”. Elle tâche de construire une famille, tout en restant à la marge. Elle écrit en philosophe, mais se méfie des arguments rationnels, préfère se baser sur l’empirisme de l’expérience vécue, sans jamais savoir où elle va. On pense en la lisant au Jean Genet du Funambule, pour lequel l’écrivain doit écrire comme s’il marchait sur un fil, en ayant conscience – à tout moment – qu’il risque de tomber. “Oui, il faudrait écrire sur la chute, renchérit-elle, pendant la chute.”

C’est d’ailleurs la dimension poétique, performative qui caractérise le plus son écriture. Même lorsqu’elle est embarquée dans ces raisonnements abstraits, dans De la liberté, on entend une voix, on a l’impression de suivre une figure de style, salto arrière, staccato. Écrire comme on danse. Sans mentor déclaré, elle cite volontiers les poètes et poétesses Eileen Myles, Wayne Koestenbaum et Eve Sedgwick avec lesquel·les elle a étudié à New York, à 20 ans, leurs ateliers d’écriture où poésie, performance, danse, littérature s’entrecroisaient joyeusement. Ses trois premiers livres étaient d’ailleurs des recueils de poèmes. Quant à sa thèse de doctorat, elle portait sur “la performance de l’intimité”. “J’ai compris assez jeune qu’il n’y avait pas de “soi” en tant que tel, il y a des technologies de transformation d’expériences en expressions artistiques. Ainsi j’écris “je”, mais j’essaie différentes techniques, au fil du temps, pour dénaturaliser ce  “je”. Dans Bleuets j’imaginais à la dernière page que j’étais Emily Dickinson, parlant depuis la tombe. Le  “je” peut être mort. “La mort de l’auteur”, disait Barthes, non ?”, conclut-elle en français.

De la Liberté, quatre chants sur le soin et la contrainte (éditions du sous-sol) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Violaine Huisman, 368 pages, 22,50 euros. En librairie le 21 janvier