Quand “Tintin au Congo” s’invite à la table de Noël
Albert Maizel s’attaque, sur fond de comédie, au racisme véhiculé dans la bande dessinée d’Hergé. Au TTO.
Voici un sujet éminemment délicat et polémique, intrinsèquement lié à l'histoire de la Belgique : la bande dessinée Tintin Congo (1931) d'Hergé. C'est au départ de cette œuvre, décriée pour le regard paternaliste et raciste que pose Hergé sur la Belgique coloniale, qu'Albert Maizel (lire ci-contre), co-directeur du Théâtre de la Toison d'Or (TTO), a imaginé sa nouvelle pièce Tout ça ne nous rendra pas Noël, clin d'oeil à l'émission de la RTBF Tout ça (ne nous rendra pas le Congo) créée en 2002 par Jean Libon et Marco Lamensch.
Le droit à l’indifférence
Tout commence avec le décès de Papy Édouard, dont les funérailles ont été organisées le jour du réveillon de Noël. Une date certes "bizarre", mais qui permet à trois amis d'enfance – Dany (Pierre Lafleur), Will (Thibaut Nève) et Stéphane (Fred Nyssen), le petit-fils d'Édouard – de se retrouver pour festoyer ensemble. Le dîner a lieu chez Dany et sa compagne Charlotte (Odile Mathieu). Le couple vit dans une maison cossue avec Jefferson (Thibault Packeu), le fils que Dany a eu avec Anna, soeur de Stéphane et ex de Will. Vous suivez toujours ? Alors que Stéphane est en froid avec sa copine, Will est venu avec sa nouvelle amie, Arianne (Bwanga Pilipili), d'origine africaine.
Chez Dany et Charlotte, la tradition veut que l'on s'offre anonymement et au hasard des petits cadeaux bon marché. Mais, aïe !, un petit malin a glissé sous le sapin la BD Tintin au Congo, que déballe… Arianne. Coup de froid sur l'ambiance festive ! Outré, Will se lance dans un virulent discours anti-colonialiste tandis que Dany et Charlotte tentent de relativiser. La soirée tourne à la foire d'empoigne. Arianne, elle, reste impassible : "Mon droit le plus basique, c'est mon droit à l'indifférence".
Des personnages caricaturaux à souhait
En jouant la carte de la comédie (mise en scène par Nathalie Uffner), Albert Maizel avait les mains libres pour se permettre quasi tous les excès. Caricaturaux à souhait (avec un rockeur raté, un agent de joueurs un peu véreux, un juriste ultra bobo, un fiston asocial vissé à son ordi…), ses personnages ont toute latitude pour s’embarquer, sur fond de vaudeville, dans des considérations historiques et éthiques (sur les colonies, Hergé, la collaboration, Céline…) ne flirtant pas nécessairement beaucoup avec la nuance. Mais on rit, car, assurément, les comédiens tirent leur épingle du jeu.
Pourtant, passé ce moment de rigolade, s’opère un point de rupture où la pièce s’enferme dans un tunnel à sens unique et où le rire s’efface. Si l’on comprend la démarche, salutaire, car elle fait entendre un ressenti, un point de vue indispensable, on regrette que le spectacle ne préserve pas sa légèreté jusqu’au bout.
--> Bruxelles, TTO, jusqu’au 5 février. Infos et rés. au 02.510.05.10 ou sur www.ttotheatre.com
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TROIS QUESTIONS à Albert Maizel, co-directeur du Théâtre de la Toison d’Or et auteur de “Tout ceci ne nous rendra pas Noël”
1/ Qu’est-ce qui vous a incité à écrire cette pièce qui a, en point de mire, la BD “Tintin au Congo” d’Hergé ?
Je suis né en 1961. Je me suis éveillé à la politique et à la conscience de l’oppression au travers de figures afro-américaines et africaines comme Mandela, Mohamed Ali, Tommie Smith & John Carlos… Dans le choix du sujet de la pièce, je crois que j’ai un compte à régler avec Tintin et Hergé, certainement autour de l’antisémitisme et de “L’Étoile mystérieuse”. Mais je n’en dis pas plus. Cela étant, quand on relit “Tintin au Congo”, ça fait mal aux yeux : c’est le bréviaire du colonialisme.
2/ C’est un sujet délicat, sensible. Mais vous avez voulu le traiter sous l’angle de la comédie.
Oui, je voulais faire rire. Ce qui m’intéresse, c’est que les enjeux familiaux d’une famille raisonnablement dysfonctionnelle, avec raisonnablement de cadavres dans le placard et raisonnablement recomposée, se télescopent avec des enjeux historiques parce que “Tintin au Congo”, c’est notre héritage. Si on n’est pas responsable de ce dont on hérite, on est, par contre, responsable de ce qu’on fait de son héritage, de la manière dont on s’interroge dessus, etc. À titre personnel, pour ce qui de mon opinion sur “Tintin au Congo” et ce qu’il faut en faire, j’ai réglé le débat en écrivant cette pièce. Je ne suis ni pour l’interdire ni pour l’encourager. Je suis pour en parler de la manière dont j’en parle dans cette pièce, si possible en faisant rire et en le situant dans le contexte de nos vies privées.
3/ Vous sentiez-vous légitime pour écrire cette pièce ? Ne craignez-vous pas qu’on vous reproche d’avoir fait de l’appropriation culturelle ?
Quand l’appropriation culturelle est bien comprise et n’est pas utilisée de manière hystérique, je pense que c’est un concept de progrès, un concept qui nous aide à vivre ensemble. Pourquoi un Blanc comme moi n’aurait-il pas le droit d’écrire un rôle pour une Afro-descendante ? C’est le cas de Bwanga Pilipili à qui j’ai demandé si elle était d’accord. C’était essentiel. Si elle avait refusé, je n’aurais pas fait la pièce. Mais je ne me suis pas interdit, a priori, d’écrire ce spectacle.