Action : comment le géant de la distribution a pris le pouvoir en France
La même scène s’est jouée pas moins de 74 fois en 2023. A chaque fois, le constat est le même : les clients accourent. Comme en cette fin décembre, alors qu’Action prévoyait d’inaugurer son deuxième magasin à Paris, dans le XIXe arrondissement. La commission de sécurité, obligatoire pour l’ouverture d’un établissement recevant du public, est retardée. Après des heures d’attente, l’espace de 1 400 mètres carrés, flambant neuf, reçoit finalement le feu vert. "Personne ne savait à quel moment nous allions ouvrir et pourtant, en moins d’une heure, le magasin était plein", se souvient Robin Roy, directeur des opérations pour Action France.
L’entreprise, basée aux Pays-Bas, limite au maximum ses dépenses liées au marketing et n’avait même pas communiqué sur l’événement. En réalité, elle n’en a pas besoin, le bouche à oreille et les réseaux sociaux font le travail à sa place. "Elle bénéficie d’un marketing viral gratuit", souligne Noria Cung, cofondatrice du cabinet expert du retail Pixis Conseil. La folie autour de l’enseigne se mesure aussi dans la rue, où les sacs de course blancs estampillés du logo bleu distinctif pullulent.
Arrivé en France en 2012, Action s’est taillé une place de choix parmi les discounters, aux côtés des historiques La Foir’Fouille et Gifi. En 2015, l’enseigne ne comptait qu’à peine une soixantaine d’établissements sur le territoire français. En début d’année, elle a célébré sa 800e ouverture, à Aulnay-sous-Bois. Au point que la France est rapidement devenue, de loin, son premier marché, devant les Pays-Bas. Le détail par pays n’est pas divulgué, mais en 2023, l’entreprise a dégagé un chiffre d’affaires de 11,3 milliards d’euros au global, en hausse de 27,8 % par rapport à 2022. Mieux encore, elle truste depuis deux ans la première place du classement des enseignes préférées des Français, devant Decathlon et Leroy Merlin. "Ils ont réussi à se créer une image de marque. Dans les premiers temps, on n’assumait pas trop d’aller chez Action. Cela devient désormais un étendard : comme les consommateurs sont fiers, ils ont envie de le faire savoir", analyse Noria Cung.
6 000 références réparties dans 14 catégories
Et l’enseigne ne compte pas s’arrêter là. Après avoir été freiné par le Covid, Action a retrouvé son rythme de croisière de nouvelles inaugurations. "Nous avons une carte de 'zones blanches' où nous ne sommes pas encore implantés, mais celle-ci commence à sérieusement se réduire", s’amuse Wouter de Backer, le directeur général belge d’Action en France. Récemment, le groupe a lancé son cinquième centre de distribution près de Marseille, avec l’ambition de multiplier les ouvertures dans cette zone. "Nous devons être en mesure de nous développer assez rapidement car nous ouvrons de nombreux magasins. Et bien entendu, vous ne pouvez pas en inaugurer de nouveau s’il n’y a pas de centre de distribution à proximité", pointe Jens Burgers, le directeur de la chaîne d’approvisionnement, qui estime à 50 le nombre de magasins à partir du moment où un centre de distribution devient efficace. Même les concurrents saluent l’exploit. "Je suis impressionné par leur croissance, c’est assez extraordinaire. Ils se développent bien avec seulement cinq entrepôts", confie le dirigeant français d’une enseigne de discount scandinave.
L’expansion doit se poursuivre, affirme Wouter de Backer, mais ne doit pas se faire au détriment du modèle économique de l’enseigne, que l’on peut résumer en deux mots : prix et standardisation. En magasin, invariablement, les clients trouveront 6 000 références réparties dans 14 catégories, allant de la papeterie au bricolage, en passant par la décoration et les jouets. En moyenne, un produit coûte moins de 2 euros. Pour continuer d’attirer sans cesse de la clientèle, 150 nouvelles références débarquent chaque semaine dans les rayons. "Les clients se font plaisir, finissent par craquer tellement les produits sont peu chers. Action surfe sur des catégories où on a toujours besoin de quelque chose, comme la papeterie", décrit Jean-Marc Megnin, analyste indépendant du secteur retail. Un modèle qui n’est pas sans rappeler celui de la fast-fashion, y compris ses travers.
Fortement critiquée pour sa propension à pousser à la consommation, la faible durabilité de ses produits et son impact environnemental, la direction d’Action se défend. Elle promet de travailler avec ses fournisseurs, notamment sur la réduction de l’utilisation du plastique. Mais son modèle est-il vraiment compatible avec les enjeux de transition énergétique ? "Chacun se compare à la concurrence. La mode a commencé à faire sa mue parce que les sociétés du secteur se sont retrouvées en difficulté. Mais tant que les concurrents d’Action seront dans ce ventre mou où aucune stratégie globale n’est mise en place sur le sujet, il conservera ce modèle", estime Noria Cung.
Un fort pouvoir de négociation
Tous les produits sont actuellement négociés par une centrale d’achat basée aux Pays-Bas, qui commande ensuite les stocks pour les 2 500 magasins du groupe répartis dans 12 pays. "Si les articles sont trop chers, nous les sortons de nos rayons. Contrairement aux supermarchés, nous n’avons pas l’obligation d’offrir tous les produits comme le lait ou le beurre, nos clients le savent", explique Nastasia Nikolic, responsable du développement commercial chez Action. En négociation, l’ogre néerlandais a la dent dure. "A la différence du reste de la grande distribution qui va partir du prix d’achat que les fournisseurs proposent, nous fonctionnons de façon contraire : nous partons du prix que vaut, selon nous, le produit en magasin", ajoute la commerciale.
Six fois par semaine en moyenne, chaque magasin en Europe reçoit une livraison effectuée par un camion à double pont qui lui permet de transporter 60 % de produits en plus qu’une remorque classique. Un moyen supplémentaire de comprimer les coûts au maximum. Chez Action, on trouve tout de même quelques références de produits alimentaires, au meilleur prix promet-on du côté de la direction, qui a ses petites astuces. "Les bouteilles de Coca-Cola ne se trouvent pas dans un frigo. Elles ne seront peut-être pas aussi froides qu’ailleurs, mais elles seront moins chères", affirme Wouter de Backer.
Action travaille avec 650 fournisseurs répartis entre l’Europe et l’Asie. Pour assurer ces prix ultra-attractifs, chaque nouvelle localisation potentielle de magasin est étudiée de manière extrêmement précise, quitte à ne pas se retrouver exactement dans la zone de chalandise la plus prisée. "Nous avons nos paramètres. Nous n’ouvrons jamais de lieu en prenant le risque de devoir le fermer dans deux ans parce qu’il ne va pas faire le job. C’est stupide de payer plus pour être sur la zone A [NDLR : la plus fréquentée], alors qu’un peu plus loin les clients viennent quand même chez nous", soutient Wouter de Backer.
Par le passé, l’entreprise ne s’est toutefois pas interdit de déménager un magasin 200 mètres plus loin, comme à Beauvais, pour gagner de l’espace et améliorer le confort des clients. "Le pari a été gagnant", affirme le directeur général. A Drancy et Bobigny, deux magasins situés à seulement 500 mètres de distance figurent même dans le top 50 des établissements dégageant le plus de chiffre d’affaires pour Action en France. Malgré les difficultés liées au foncier, Action n’a aucun mal à trouver de nouveaux lieux pour poursuivre son développement phénoménal. "Etre l’enseigne préférée des Français pour la deuxième année consécutive marque les esprits et cela nous ouvre des portes", ajoute-t-il. A Paris, le modèle d’expansion est différent. Le troisième magasin de l’enseigne a récemment ouvert dans le XVe arrondissement. Les prix y sont légèrement plus élevés qu’ailleurs en France et il faut néanmoins pouvoir s’assurer d’un chiffre d’affaires substantiel pour qu’il soit rentable.
Clermont-Ferrand, Bruxelles, Nuremberg, Rome, Prague… Peu importe le pays ou la région, chaque magasin est agencé de la même manière. "Le client va toujours s’y retrouver. J’ai travaillé chez d’autres distributeurs, il fallait à chaque fois discuter à l’arrière du magasin de l’organisation, cela prend du temps", raconte Wouter de Backer. A l’intérieur, les allées ressemblent à un supermarché classique. Action a néanmoins fait le choix de la sobriété : le gris et le bleu dominent, tandis que les grandes affiches de promotions dont raffolent les Lidl et autres Leclerc ont été laissées au placard. Autre singularité, l’absence de musique dans les rayons… pour éviter de payer des droits à la Sacem.
Une organisation au cordeau
Pour satisfaire au mieux les clients, l’enseigne préfère miser sur une organisation au cordeau. "Elle y met les moyens. Vous faites rarement beaucoup la queue chez Action. Dès qu’il y a un peu d’attente, on ouvre une caisse", note Noria Cung de Pixis Conseil. Chaque matin et chaque soir, après le passage des clients, les produits sont remis en place et les nouveaux stocks viennent garnir les rayons. Le rythme est soutenu, d’autant plus que chaque action est chronométrée. Ce que dénoncent les syndicats. "Notre modèle de productivité est basé sur la planification des activités. Oui, nous avons mesuré les temps de chaque activité, mais nous avons seulement retenu les moyennes", justifie Robin Roy. "Il ne faut pas se leurrer, le contrat de travail n’est pas le même que chez Système U. Les vendeurs sont aussi préparateurs, logisticiens… C’est tout juste s’ils ne font pas aussi le ménage le soir", pointe Jean-Marc Megnin.
Par ailleurs, le turnover des 18 000 employés en France culmine à plus de 50 %. "J’ai récemment visité un magasin en région parisienne, à Bagnolet. Une des vendeuses en poste depuis l’ouverture m’a dit que sur 50 au départ, ils ne sont plus que cinq de l’équipe d’implantation", démontre Mélanie Basty-Ghuysen, représentante CGT au comité d’entreprise. La direction assure que la rotation des effectifs est liée à la jeunesse des employés. Mais Mélanie Basty-Ghuysen reproche également la présence d’une clause de mobilité à 50 kilomètres dans les contrats. "Elle est activée à mon sens pour punir les gens. Beaucoup sont menacés quand leurs responsables ne sont pas satisfaits", affirme l’élue.
Les différentes organisations syndicales ne sont toutefois pas unanimes sur la question. Fernando Sebadelha, délégué syndical national à la CFDT, syndicat majoritaire chez Action, reconnaît qu’il existe des épiphénomènes dans certains magasins : "C’est normal qu’Action soit exposé. 806 magasins, ce n’est pas anodin". De son côté, la direction, peu loquace sur le sujet, ne nie pas qu’elle doit encore améliorer les conditions de travail. "Il ne faut pas être naïf. Il faut toujours trouver le juste équilibre entre la satisfaction du client, le bien-être de l’employé et les paramètres économiques. Il peut arriver qu’à un moment donné, il y ait un déséquilibre dans ce triangle", concède Wouter de Backer. Une justification qui ne convainc pas une partie des élus.
L'effet Action
En attendant, Action consolide son modèle et vient marcher sur les plates-bandes de nombreuses enseignes. "Je pense qu’on est concurrent de tout le monde !" estime Wouter de Backer. De façon surprenante, cette réussite a été plutôt bien accueillie dans le secteur de la distribution. "L’arrivée d’Action sur le marché français a remis en avant les enseignes qui font des petits prix. Cela a aussi rappelé à nos clients que nous étions positionnés sur ce segment", assure Ivan Rapoport, dirigeant de La Foir’fouille. Surtout, quand Action s’implante à côté d’une autre enseigne, le chiffre d’affaires de cette dernière a tendance à exploser.
A Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l’Essonne, Action avait ouvert en 2020 son plus grand établissement de France à côté d’un magasin La Foir’Fouille. "Honnêtement, on n’a jamais fait autant de chiffre", reconnaît Ivan Rapoport. Même cas de figure pour le spécialiste de la décoration et du mobilier à petits prix Centrakor. "Lorsqu’on est à côté, cela draine du monde, d’autant que nos offres sont complémentaires", concède son PDG, Olivier Rondolotto. "Nous avons fait des analyses du chiffre d’affaires de nos magasins, quand un Action ouvre près de nous, cela a quasiment tout de suite un effet positif", confirme de son côté Rémy Adrion, fondateur de la chaîne de destockage Noz. Etre plébiscité y compris par ses concurrents, encore une sacrée prouesse.