Inde : pourquoi la victoire de Modi n'en est pas vraiment une
Le rêve de Narendra Modi de transformer son pays en Etat hindou s’envole. A l’issue des élections législatives dont le dépouillement a eu lieu ce mardi, le parti du leader nationaliste, le BJP, a perdu la majorité absolue obtenue lors des deux scrutins précédents, en 2014 et en 2019. En bonne position néanmoins pour être vraisemblablement reconduit à la tête du géant d’Asie du sud pour un troisième mandat de cinq ans, exploit que seul le socialiste Nehru avait réussi avant lui, le dirigeant d’extrême droite, 73 ans, va devoir s’appuyer sur plusieurs petites formations régionales pour gouverner. Il espérait, avec ces dernières, obtenir 400 sièges sur 543, il n’en décrocherait finalement que 290 environ, selon des données provisoires, soit moins d’une vingtaine de sièges de plus que la majorité de 272. A lui seul, le BJP devrait compter autour de 240 députés dans l’hémicycle, contre 303 précédemment. Pour l’opposition, ces chiffres témoignent d’une "défaite morale et politique".
Si l’intéressé parvient à sauver sa tête, il devrait s’attacher en priorité, selon la presse indienne, à renforcer l’autonomie stratégique de l’Inde dans les tout prochains mois, avec de nouveaux investissements dans l’industrie manufacturière, talon d’Achille de l’économie indienne, la défense en particulier. Un sujet qu’il évoquera le 13 juin au sommet du G7, auquel il a été invité par la cheffe de l’exécutif italien Giorgia Meloni, présidente du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia, qu’il considère comme une "amie". Nul doute qu’il essaiera de faire oublier sa très courte victoire électorale en affichant dorénavant la plus grande ancienneté au pouvoir, devant tous les leaders du club des grandes puissances réunis à Fasano, dans les Pouilles, dont la Chine, l’Inde et la Russie ne font pas partie. Aux yeux des Occidentaux, ce personnage clivant voit paradoxalement ses chances renforcées de passer pour une personnalité fréquentable comparé aux dirigeants totalitaires de la planète, l’Inde venant de montrer que ses ressorts démocratiques fonctionnaient encore.
Usure du pouvoir
C’est en tous les cas un avertissement sévère pour celui qui aura mené une campagne ouvertement islamophobe. Narendra Modi s’était juré d’atteindre une majorité des deux tiers pour pouvoir modifier la Constitution, abandonner le principe de laïcité posé par les pères de l’indépendance, en 1947, et entériner la suprématie de l’hindouisme auquel se rattachent 80 % de la population (1,14 milliard de personnes), sur les musulmans (200 millions) et les chrétiens (35 millions). En fin de compte, le Premier ministre sortant, pris du péché d’orgueil jusqu’à se prétendre issu d’une filiation divine, semble désormais atteint par l’usure du pouvoir.
"La bulle Modi se dégonfle. Il avait fait de cette élection une affaire personnelle mais il redevient un politicien comme les autres", estime le politologue Pratap Bhanu Mehta. Son discours haineux, dispensé au long de plus de deux cents meetings, a tourné comme un disque rayé. Sans apporter de réponse aux inquiétudes du pays sur le chômage record qui frappe la moitié des jeunes diplômés, l’inflation qui touche les produits alimentaires, les écarts grandissants entre riches et pauvres, le désespoir d’une agriculture surendettée, les attaques répétées du régime contre la liberté d’expression et l’indépendance de la justice.
Narendra Modi a sans doute pâti d’un processus électoral exceptionnellement long, six semaines qui ont favorisé une progression de l’abstention. Mais il a aussi souffert du réveil de l’opposition. Le parti du Congrès réalise une remontée spectaculaire, en ayant passé de nombreux accords de désistement avec ses partenaires de coalition. La formation de la famille Gandhi est ainsi en mesure de former un bloc de 230 députés (contre 91 précédemment) autour d’elle. Sans candidat désigné au poste de remier ministre, elle a privé Narendra Modi d’un adversaire personnifié et s’est attachée à défendre un programme à tonalité très sociale. Ce faisant, elle est parvenue à dépasser le BJP sur des terres traditionnelles telles que l’Uttar Pradesh et le Maharashtra, les deux Etats les plus peuplés de l’union indienne.
Nul doute que dans les instances du parti au pouvoir, comme dans celles de sa maison mère, l’Association des volontaires de la nation (RSS) une organisation nationaliste au sein de laquelle a été formé l’apparatchik Modi, l’heure des règlements de comptes va sonner. Le chef du gouvernement sortant n’y compte pas que des amis et les éléphants qui sont aux manettes pourraient très rapidement lever un tabou, celui de l’après-Modi. Au siège du RSS, dans la ville de Nagpur, le descendant d’une famille de presseurs d’huile du Gujarat n’a jamais été vraiment en odeur de sainteté et certains se voient déjà prendre sa place.