Le RN et les femmes : "Aujourd’hui, le vote genré n’existe plus"
Dans les années 90, le livre 'Les hommes viennent de Mars et les femmes viennent de Vénus", de James Gray, a connu un succès fulgurant à l’international. Réédité à de nombreuses reprises depuis, le best-seller assure que "les hommes et les femmes ne parlent pas la même langue". Les deux sexes n’auraient ni la même façon d’exprimer leurs sentiments, ni d’agir.
D’après une étude largement relayée dans les médias anglo-saxons et français en ce début d’année, hommes et femmes n’auraient pas - ou plutôt plus - non plus la même manière de voter. Dans cette dernière, le Dr Alice Evans, maître de conférences à King’s College, à Londres, et chercheuse invitée à Stanford, partage de troublantes observations. Sur tous les continents, un gouffre idéologique semble s’être creusé entre les jeunes hommes et les jeunes femmes. Là où, dans les années 90 ou 2000, le bulletin de vote était à peu près identique entre les deux sexes, les femmes coréennes, américaines, ou encore allemandes votent désormais plus à gauche - les hommes plus à droite. La Chine, la Tunisie, et plusieurs pays africains suivent la même tendance. Pourtant, la France semble s’inscrire à rebours de ces observations. En cinq ans, selon l’institut Ipsos, le Rassemblement national a progressé de dix points dans l’électorat féminin, passant de 20 à 30 % entre les élections européennes de 2019 et celles de 2024. D’après un sondage Ifop de sortie des urnes, les femmes seraient même légèrement plus nombreuses (32 %) à avoir voté pour la liste du parti d’extrême droite que les hommes (31 %).
Jordan Bardella ne s’y est d’ailleurs pas trompé : le 17 juin, il a réalisé une vidéo s’adressant "à toutes les femmes de France". En pleine campagne des législatives, le président du Rassemblement national promet de "garantir l’égalité entre les femmes et les hommes", "la liberté de s’habiller comme on l’entend" et "le droit fondamental à disposer de son corps". La publication de cette vidéo n’est pas innocente, alors que de nombreuses associations féministes et de militantes du droit des femmes ont fait part de leur inquiétude de voir le RN arriver au pouvoir. Comment expliquer, dans ce cas, l’attrait du parti pour l’électorat féminin français ? L’Express a interrogé Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la sociologie électorale et auteure d’enquêtes sur les femmes et la politique en France.
L’Express : Comment expliquer cette présence accrue de l’électorat féminin dans les voix du Rassemblement national ?
Janine Mossuz-Lavau : Jusqu’à récemment, les femmes votaient nettement moins Rassemblement national que les hommes. Mais depuis quelque temps, on observe une réduction des écarts, qui s’approche quasiment d’une équivalence entre vote féminin et masculin, en tout cas pour ce qui est du Rassemblement national. Comment l’expliquer ? Plusieurs facteurs entrent en compte. D’abord, il y a un double "effet-Marine". Ces dernières années, Marine Le Pen s’est employée à dédiaboliser le RN, en renonçant à un certain vocabulaire, en se montrant moins radicale sur certains thèmes, elle a élargi son électorat. Ensuite - et ce deuxième argument est plus marqué pour l’électorat féminin -, Marine Le Pen a beaucoup actionné le fait qu’elle est "une femme comme les autres" : divorcée, avec enfants, autonome, indépendante. Cela correspond à une certaine évolution des femmes de la société française, qui ne sont plus, en grande majorité, au foyer. Qui travaillent, qui divorcent, qui sont aussi souvent mères célibataires. Accompagné de la dédiabolisation, ce profil avancé par Marine Le Pen a rassuré un certain nombre de femmes.
Par ailleurs, le vote RN n’est, dans son ensemble, pas un vote idéologique. Il s’agit d’un vote de colère, de ressentiment, voire de désespoir pour certains. Ce sentiment est très présent dans la population précaire. Or, les femmes sont souvent beaucoup plus précaires que les hommes. Elles ont, la plupart du temps, des emplois et une place dans la hiérarchie socio-professionnelle plus fragile que les hommes. Que le réflexe du "ça suffit comme ça", et du "on a tout essayé, sauf le RN", soit présent dans cet électorat féminin n’est donc pas très étonnant. Il y a un autre élément important pour les dynamiques électorales à venir : nous avons aujourd’hui en France plus d’inscrites que d’inscrits. Si le mouvement observé aux européennes se confirme, et que nous voyons, même légèrement, plus de femmes voter en faveur du RN, ce ne sera pas négligeable.
Vous évoquez le cas de Marine Le Pen. Pensez-vous que Jordan Bardella puisse également mobiliser cet électorat féminin, comme il tente de le faire dans une récente vidéo ?
Si l’on s’en tient au pur profil du candidat, on peut émettre l’hypothèse que le côté "gendre idéal" de Jordan Bardella peut séduire, notamment au sein de l’électorat féminin le plus âgé. Mais ce serait rester en surface. Regardons du côté des valeurs actionnées par le RN. Dans les enquêtes, on voit que les femmes sont nettement plus nombreuses que les hommes à dire qu’elles se sentent en insécurité dans l’espace public. La différence avec le ressenti des hommes est de l’ordre de dix points. Là encore, il n’est donc pas étonnant que les partis - comme c’est le cas du Rassemblement national - qui mettent en avant les promesses de sécurité trouvent un écho dans cet électorat.
Dans vos recherches, vous avez mis en avant que, dès l’obtention du droit de vote, les femmes ont eu tendance à voter de manière plus conservatrice, plus à droite, que les hommes. Le vote RN n’est donc pas surprenant chez elles ?
Il y a eu plusieurs mouvements. Lorsque les femmes ont eu le droit de vote en 44 - et ont voté pour la première fois en 45 -, elles votaient nettement plus à droite que les hommes. C’est ce que j’ai appelé "la période d’apprentissage" du droit de vote. Cela s’expliquait par une pratique catholique beaucoup plus importante du côté féminin que masculin. Or, le vote "à droite" allait de pair avec cette pratique religieuse. Il s’agissait d’un vote conservateur, sans être extrémiste, endigué par les valeurs du catholicisme. Pendant longtemps, le "vote extrême" n’était tout simplement pas perçu comme convenable. Mais aujourd’hui, la pratique religieuse a baissé, et la peur des extrêmes avec.
Dans les années 70, on observe une autre évolution : les femmes se mettent à participer aux élections autant que les hommes, mais continuent à moins voter à gauche qu’eux. Ce n’est qu’à partir de 1986 que les choses s’équilibrent. A partir de ces années-là, et pendant toutes les années 1990, elles votent un tout petit peu plus socialistes et écolos que les électeurs masculins. Désormais, le balancier est reparti dans l’autre sens : les femmes votent autant RN que les hommes. Le vote genré n’existe plus.
La France vit-elle un mouvement différent de celui d’autres pays qui, à l’exemple des Etats-Unis, voient l’écart entre votes féminins et masculins s’accroître ?
Ce n’est pas que la France ! Lors des dernières européennes, on a aussi observé ce phénomène dans d’autres pays européens. Je pense qu’il faut se méfier et ne pas appliquer un point de vue américain - et ce qu’il peut se passer dans leur propre électorat - à notre vie politique. A noter qu’aux Etats-Unis, la différence de vote entre les hommes et les femmes est aussi étudiée depuis longtemps. Dans les années 80, les chercheurs américains évoquaient simplement un "gender gap" ("écart entre les hommes et les femmes", en VF). Désormais, ils vont jusqu’à parler de "radical gender gap" ("écart radical entre les hommes et les femmes") !
Des associations et militantes féministes s’alarment du danger pour les droits des femmes que peut présenter le RN. Comment expliquer que ces arguments paraissent inaudibles chez certaines électrices ?
D’abord, faisons un constat : même chez les femmes, certaines peuvent être contre l’avortement, et ne sont de toute façon, en dehors de toute question programmatique, pas sensible à ces arguments. Ensuite, le fait, comme a pu le faire le RN, de refuser le délai d’allongement de la possibilité d’avortement par exemple [en 2022, Marine Le Pen a proposé de constitutionnaliser la loi Veil, tout en spécifiant le délai de quatorze semaines, NDLR], ou de s’opposer à la PMA pour toutes correspond aussi à des convictions d’électrices. Les femmes conservatrices ou réactionnaires existent et il faut arrêter de penser que l’électorat féminin est progressiste - ou vertueux, c’est selon - par nature.
Quand j’ai commencé à travailler dans le champ des "women studies", les femmes politiques avaient tendance à justifier leur présence accrue dans les assemblées, aux responsabilités, car les femmes étaient soi-disant "plus sensibles, plus à l’écoute". Mais ce n’est tout simplement pas vrai. Regardez Indira Gandhi en Inde, regardez Golda Meir en Israël ! Il faut abandonner cette grille de lecture. Ce qui domine, aujourd’hui, c’est l’indifférenciation. Il n’y a pas de gène féminin ou masculin qui déterminerait un vote différent chez les hommes ou chez les femmes. Ce qui peut faire une différence, ce sont tout simplement les facteurs historiques et sociaux. Le fait que nous vivons encore dans une société où, dans la vie quotidienne, dans la pratique, les femmes ont encore majoritairement la charge mentale de l’organisation du foyer, et sont souvent plus précaires. Encore une fois, ce sont ces éléments-là qui contribuent en majorité au vote, pas le genre.
Vous évoquiez le mouvement conservateur, ou peut-être plus "sécuritaire" d’une partie de l’électorat féminin. Comment expliquer le score très bas chez les femmes de la liste de Reconquête, menée par Marion Maréchal aux européennes ?
Eric Zemmour, à la tête de Reconquête, a toujours présenté un discours masculiniste, critiquant la place des femmes. Ce genre de discours n’est aujourd’hui pas entendable au sein d’une grande partie de l’électorat féminin, même quand celui-ci est à droite, voire même très à droite. Il y a aussi une autre donnée, plus mineure, à prendre en compte : les hommes sont beaucoup plus présents dans les "petits partis" - c’est également le cas à l’extrême gauche - que les femmes, pour une raison difficile à expliquer et qui mériterait d’être étudiée de plus près.
Pensez-vous que cette dynamique observée aux européennes entre l’électorat féminin et le RN puisse se confirmer aux législatives ?
Il y a une tendance, mais il faut faire attention, et ce pour plusieurs raisons. A la différence des européennes, où l’on vote pour la même liste au niveau national, les législatives sont autant de scrutins qu’il y a de circonscriptions. Certes, l’électeur se déplace pour un parti, mais il met aussi un bulletin pour la personnalité de son député. C’est une élection à plus de 500 microclimats. De plus, la participation s’annonce beaucoup plus importante qu’aux européennes. La présence du Nouveau Front Populaire, qui réunit des tendances de l’extrême gauche jusqu’à François Hollande, risque de modifier le comportement des Français. Tout ce que nous pouvons dire, à l’heure actuelle, est que ces dernières années, il a souvent été assuré que le clivage-droite gauche était complètement dépassé. Nous avons devant nous la preuve de l’inverse ! Une recomposition a peut-être eu lieu, mais les électeurs sont le produit d’une histoire politique et familiale. Même si les partis changent, ils savent s’ils sont à droite, au centre, ou à gauche. Et cela est valable pour les hommes, comme pour les femmes.