Pesticides et pollinisateurs : des chercheurs révèlent des failles alarmantes dans le processus d'évaluation des risques
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Une étude internationale révèle des lacunes importantes dans les dispositifs actuels d’évaluation de l’impact des pesticides sur les pollinisateurs sauvages. Au point de faire redouter une hécatombe cachée.
Dans le débat brûlant sur l’impact sanitaire et environnemental des produits phytopharmaceutiques épandus dans nos champs, les travaux publiés fin mai dans la revue Conservation Letters claquent comme une sérieuse alerte. Une de plus.
L’étude s’intitule « Nouvelles connaissances sur les risques des pesticides sur les abeilles sauvages ». Elle s’intéresse spécifiquement aux néonicotinoïdes, cette famille d’insecticides utilisés en enrobage de semences (maïs, blé, orge, tournesol, soja, colza, etc.) pour protéger les cultures des attaques de ravageurs.
Des centaines d'études passées au cribleCes « tueurs d’abeilles », aux effets dévastateurs sur le système nerveux des butineurs, sont interdits dans l’Union européenne depuis 2018 – ce qui n’a pas empêché la France d’accorder des dérogations à ses betteraviers en 2021 et 2022.
Mais « ils restent les pesticides les plus utilisés à l’échelle mondiale, que ce soit aux États-Unis, en Australie ou en Asie. La Chine, par exemple, a développé les troisième et quatrième générations. Il n’est pas exclu que les industriels tentent d’introduire ces nouvelles versions en Europe. On est donc loin d’en avoir fini », prévient Mathilde Tissier, chargée de recherche au CNRS et coautrice de l’étude tout juste parue (*). Qui ajoute : « L’autre intérêt pour nous, c’est que ces insecticides existent depuis le début des années 1990. Nous avons un vrai recul et des éléments d’analyse sur une période longue ».
Deux pollinisateurs, une abeille et un colibri, en compétition pour une fleur. Photo Mathilde Tissier - CNRS
Les trois spécialistes se sont livrés à un travail titanesque. Ils ont réalisé une méta analyse complète des informations accumulées dans la plus grande base de données toxicologiques au monde, baptisée Ecotox. Ils ont ainsi pu extraire, compiler et standardiser via une méthode statistique – étape essentielle pour permettre les comparaisons – les résultats de centaines de tests consacrés à l’impact des néonicotinoïdes sur les abeilles mellifères et les abeilles sauvages.
« Ecotox est l’outil de référence pour les décisionnaires, explique Mathilde Tissier. Elle sert de fondement à l'immense majorité des processus d’évaluation des risques. » Et détermine aussi, par ricochet, les dosages définis lors de l’autorisation de mise sur le marché.
D’étonnantes variations de résultatsMais comme le démontre le trio de chercheurs, la gigantesque base de données souffre de lacunes en cascade. Premier constat saisissant, la dose considérée comme fatale pour les abeilles domestiques peut varier de six ordres de grandeur d’une série de résultats à l’autre.
« Pour schématiser, reprend Mathilde Tissier, le seuil maximal retenu au terme de certains essais peut être de 10, alors que d’autres travaux le fixent à 0,00001… C’est très surprenant, alors que l’on regarde uniquement l’abeille mellifère et que l’on travaille en laboratoire, donc dans des conditions contrôlées, forcément plus homogènes qu’en milieu naturel ».
Conclusion : de telles distorsions « remettent en question notre capacité même à évaluer ce qu’est la toxicité d’une molécule. D’une étude à l’autre, une dose identique pour un insecte identique sera parfois jugée létale, parfois non ».
L’abeille mellifère, un étalon trompeurLa deuxième faille majeure tient à la nette surreprésentation de cette même abeille domestique dans les méthodes conventionnelles d’évaluation des conséquences de l’exposition aux pesticides.
« Dans les études, Apis (son nom scientifique, NDLR) sert le plus souvent d’espèce “de substitution”, c’est-à-dire qu’elle est censée représenter toutes les autres. Pourquoi c’est problématique?? Parce que les sept espèces d’Apis ont toutes un mode de vie très particulier, en ruche et en société, et une organisation tout aussi particulière. À l’inverse, il y a dans le monde 20.000 espèces d’abeilles sauvages (osmies, bourdons, charpentières, etc.), dont 1.000 en France, qui sont pour la plupart solitaires, qui nichent et hibernent dans la terre, et sont forcément beaucoup plus vulnérables aux pesticides qui vont dans l’eau et le sol. ».
« Autrement dit, l’abeille domestique est tellement différente qu’elle n’est pas un bon indicateur pour déterminer la sensibilité de toutes les autres à un composé chimique »
Ce biais est d’autant plus dommageable que les espèces sauvages présentent des niveaux de tolérance aux néonicotinoïdes inférieurs à ceux des pollinisateurs domestiqués. Traduction de Mathilde Tissier :,« Une dose autorisée et non létale pour Apis va tuer les autres abeilles. Cet angle mort peut provoquer la disparition pure et simple de certaines espèces, dont beaucoup ne sont toujours pas bien connues ou décrites ».
Faire des travaux plus longs et plus exhaustifsComment, alors, rectifier le tir et se donner les moyens de boucher enfin ces (nombreux) trous dans la raquette?? Le trio fait plusieurs recommandations. Il appelle notamment à « rendre obligatoire les tests sur des abeilles autres que la seule abeille mellifère », afin d’avoir une grille d’analyse beaucoup plus fiable et complète, ou encore à privilégier les études « chroniques » en laboratoire.
« Le plus souvent, déroule la chercheuse française, la toxicité est testée de façon “aiguë”, avec des expositions à différentes doses sur un ou deux jours. Ce n’est pas assez. Il faut travailler sur un temps plus long, sachant qu’on peut ne pas observer d’effet pendant les premières 48 heures, mais que la mortalité peut encore survenir au bout d’une semaine ». Tout sauf neutre, sachant que la majorité des écosystèmes et des cultures dépendent directement de l’intervention des pollinisateurs.
« Parfois, l’abeille domestique ne suffit pas. La tomate et la myrtille, par exemple, ont besoin d’une pollinisation “vibratile”, que seuls les bourdons et certaines espèces d’abeilles solitaires peuvent assurer. » Des scientifiques ont également démontré que ces mêmes espèces sauvages amélioraient la teneur de nos aliments en acides gras essentiels et en vitamine E. Autant de services rendus qui en font, d’après Mathilde Tissier, « de précieux contributeurs à la santé humaine ».
Stéphane Barnoin
(*) Avec René Shahmohamadloo (université de Guelph, Canada) et Melissa Guzman (université de Caroline du Sud, États-Unis).