"On se fait bouffer, y'en a marre" : à Crépol, dans la Drôme, le meurtre de Thomas lors d'un bal a "boosté" le vote RN
À Crépol (Drôme), le meurtre de Thomas, 16 ans, en novembre dernier, a provoqué un raz-de-marée politico-médiatique et un traumatisme profond. Le drame semble avoir agi comme un catalyseur sur le vote RN, qui a doublé lors des européennes. Et la poussée pourrait bien se prolonger à l'occasion des législatives.
Les scellés judiciaires, les bouquets de fleurs et les messages d’hommage ont disparu de la porte d’entrée en bois. Il y a sept mois, c’est devant ce bâtiment de plain-pied au crépi fatigué, situé au milieu du bourg et des maisons en galets typiques du coin, que s’effondrait Thomas Perotto. Le lycéen de 16 ans ne s’est jamais relevé du coup de couteau qu’il a reçu dans la poitrine. Plusieurs autres participants au bal organisé dans la nuit du 18 au 19 novembre ont été blessés, lors d’une scène que tous pensaient inimaginable dans ce joli bout de campagne drômoise.
Aujourd’hui donc, la modeste salle des fêtes a retrouvé son aspect « d’avant ». Retour trompeur à un semblant de normalité. « La réalité, c’est que l’ambiance est pourrie, définitivement pourrie », se désole Emmanuelle, une agricultrice venue refaire le plein de cigarettes au bar-tabac. « Thomas, il est né et il a grandi tout près, c’est le gosse de tout le monde. On ne pourra jamais oublier ce qui lui est arrivé. »
Le séisme survenu ici a secoué le pays tout entier. Pendant des semaines, Crépol s’est affiché en quasi-continu sur les bandeaux des chaînes d’info. Des nuées de journalistes ont investi les lieux, pendant que les politiques de tous bords s’écharpaient sur le « sens » à donner au sang versé ce soir-là. Au centre du débat : le profil des agresseurs présumés, issus pour la plupart du quartier sensible de La Monnaie, à Romans-sur-Isère, une vingtaine de kilomètres plus loin.
De plateau en plateau, Jordan Bardella, le président du Rassemblement national, charge « ces jeunes de cité venus planter des Blancs », des « Français issus de l’immigration » représentants d’une « génération perdue », dont le passage à l’acte serait « l’expression de la terreur quotidienne que vivent des millions de nos compatriotes ». Même Olivier Véran, alors porte-parole du gouvernement, pointe « le risque d’un basculement de notre société ». La France a peur. Ou joue-t-elle à se faire peur??
« On se fait bouffer de partout »Quatorze suspects, dont plusieurs mineurs, ont été mis en examen pour « homicide et tentatives d’homicides en bande organisée ». Mi-mars, à l’issue du dernier coup de filet en date, le procureur de Valence indiquait que « la détermination certaine de l’identité de l’auteur du coup de couteau mortel » n’était « pas acquise ».
La justice a écarté tout mobile raciste à ce stade. Ce qui n’empêche pas certains politiques d’agiter encore le soi-disant symbole de Crépol – début juin, Éric Zemmour s’est invité à la fête du village pour « honorer la mémoire de Thomas » et poser tout sourire au milieu des « jeunes » du cru –, ni les habitants de marteler en boucle leurs deux grands sujets de préoccupation désormais : « insécurité » et « immigration ».
Jean-Paul, 72 ans, est de ceux-là. Avec sa silhouette massive, sa chemise à fleurs, ses lunettes à monture verte et sa « grande gueule » revendiquée, celui que les Crépolois surnomment Carlos ne passe pas inaperçu dans le centre du bourg. Et son avis est tout fait : « On l’a bien vu en novembre, on n’est plus tranquilles nulle part et on se fait bouffer de partout. Y’en a marre. Faut que ça change. »
Lui ne cache pas qu’il a « toujours voté FN, puis RN », et qu’il a donc accueilli les 46 % de Jordan Bardella aux européennes à Crépol – score doublé en seulement cinq ans, comme dans les communes alentour – avec « beaucoup, beaucoup de plaisir ». « Les gens commencent à comprendre qu’il faut tourner la page, c’est bien?! »
Sa femme, d’abord tapie dans l’ombre du géant, abonde : « On n’est pas bien rassurés. Depuis la mort de Thomas, c’est encore pire. Jamais on n’aurait cru que ce genre de choses arrive jusqu’ici. » La retraitée assure qu’elle a « peur de (se) faire agresser » quand elle sort. Par qui?? Un silence, puis une réponse : « Des immigrés, il n’y en a pas chez nous, mais on ne sait pas, tout peut arriver. »
Tous deux glisseront donc « évidemment » un bulletin RN dans l’urne ce dimanche encore, convaincus que « seul Bardella peut répondre à (leurs) inquiétudes ». « Il promet beaucoup quand même, va falloir qu’il assume derrière?! », prévient Jean-Paul, index tendu.
« Les gens font des raccourcis, je les comprends »En plein bricolage sur son portail, quelques rues plus loin, Pierre, « Crépolois depuis 1982 », est sur la même ligne. « C’est sûr qu’ici, le meurtre de Thomas en a “boosté” certains qui hésitaient encore à passer au RN. Fallait que ça vienne un jour de toute façon. » Le riant sexagénaire confie avoir tourné le dos à la « droite classique » lors de la présidentielle de 2022. Son credo?? « Être plus sévère avec les jeunes et serrer la vis sur l’immigration. Il y en a trop. »
Même dans les rangs des (rares) abstentionnistes – la participation à Crépol a dépassé la barre des 60 % le 9 juin –, le parti d’extrême droite bénéficie d’une certaine bienveillance. « Avec l’histoire de Thomas, les gens font des raccourcis. Même si à mon avis, Bardella n’est pas la solution, je les comprends », avance Thierry, voix râpeuse et moustache jaunie par le tabac, qui affiche haut et fort son « dégoût des politicards ». « Soit des feignasses, soit des incompétents?! », tranche-t-il.
Pour prolonger le succès des européennes dans la quatrième circonscription de la Drôme et faire résonner cette colère grandissante au Palais-Bourbon, le Rassemblement national mise sur Thibaut Monnier. Ce « gérant d’entreprise dans l’immobilier » de 37 ans a déjà écumé les élections sous les couleurs du FN (régionales dans l’Allier en 2015 et législatives en 2017 dans l’Isère), du RN (municipales et métropolitaines à Lyon en 2020), puis de Reconquête?! (législatives de 2022, de nouveau dans l’Isère).
« Le désordre des villes atteint nos villages »Proche de Marion Maréchal – il a fondé avec elle l’Issep, une école privée implantée à Lyon, et était son directeur de cabinet lors de la récente campagne des européennes –, Thibaut Monnier a rompu avec le parti zemmouriste en même temps que la nièce de Marine Le Pen, mi-juin, pour revenir au bercail (*). Et glaner in extremis l’investiture dans ce territoire où il s’est installé « il y a un an » avec femme et enfants.
« J’ai quitté Lyon car je ne me sentais plus en sécurité, on arrive ici et on se retrouve avec Crépol?! Ce drame ne doit rien au hasard : c’est la triste illustration que le désordre lié à la submersion migratoire dans les villes atteint désormais nos villages », clame le néo-candidat. Dans cette « ruralité abandonnée par l’État », Thibaut Monnier dit vouloir œuvrer « avec Jordan Bardella » pour ramener « ordre » et « sérénité ».
Ses adversaires l’accusent d’« instrumentaliser » la mort du lycéen ? « Pas du tout, balaie-t-il. On nous reproche de jouer sur les peurs, alors que l’on ne fait que traduire la réalité du terrain. L’insécurité, la haine des Français, je les ressens tous les jours. Les maux sont là, il faut avoir le courage de les nommer et de les traiter. »Face à ce nouveau venu qui se donne « une vraie chance de victoire » le 7 juillet, Emmanuelle Anthoine, la députée sortante, joue la carte de l’ancrage local – née « à la maternité de Saint-Vallier », père « véto rural » à Hauterives, conseillère départementale depuis 2015 de ce canton où elle vit toujours – et de la « constance ».
La candidate Les Républicains, qui ne pardonne pas la « trahison » d’Éric Ciotti à son camp après les européennes, a pris la circonscription à la gauche en 2017, avant d’être largement réélue en 2022. « Je n’ai jamais surfé sur une quelconque “vague”, j’ai l’habitude des contextes contraires », sourit-elle à l’évocation de la nouvelle dynamique de l’extrême droite sur ses terres.
La maire de Crépol dans le camp LR« Oui, c’est vrai », l’ampleur de la poussée du RN le 9 juin l’a « surprise ». Mais elle « entend ces votes-là », traduction selon elle « d’un sentiment croissant d’abandon, de peur et d’injustice dans nos villages », auquel s’ajoute « un ras-le-bol complet » vis-à-vis de l’actuelle majorité.
L’ancienne avocate défend une « immigration maîtrisée » et une « fermeté indispensable sur les questions régaliennes, notamment en matière pénale ». « La sécurité est le premier droit de nos concitoyens. Ils doivent être mieux protégés, c’est indéniable. Mais cela ne fait pas tout. Il faut aussi une vraie politique d’aménagement du territoire, par exemple sur la santé. »
Emmanuelle Anthoine a choisi une nouvelle suppléante pour cette campagne éclair : Martine Lagut, la maire de Crépol. Tout sauf un hasard, forcément. « Nous sommes amies de longue date et le drame survenu en novembre a encore renforcé nos liens. Sa présence à mes côtés permet de mettre en avant une commune qu’il faut soutenir et reconstruire. »
À celles et ceux – nombreux – titillés par une furieuse envie d’« essayer » le Rassemblement national aux législatives, par conviction ou par dépit, la sortante répond par une pirouette. « Moi, je n’ai jamais essayé de sauter d’un avion sans parachute. Est-ce que c’est pour autant une bonne idée de tenter?? Je ne crois pas. »
Textes : Stéphane Barnoin ; photos : Franck Boileau