Législatives : "On ne peut pas regarder cela d'un air froid", selon le politologue Roland Cayrol
Dans deux jours, les urnes donneront le pouls d’une France, dont la poutre décidément travaille encore.
Tension dramatique« C’est du jamais vu. Et ce n’était pas si facilement prévisible », convient le politologue Roland Cayrol. « Voir à ce point un président de la République, un type incontestablement intelligent, se lancer dans quelque chose qui ressemble à une opération-suicide, ce n’est évidemment pas quelque chose de courant. On sentait bien quand même qu’un jour il n’y aurait pas de débouché à la crise démocratique montante, notamment la progression permanente du Rassemblement national, sinon en provoquant une crise institutionnelle de type dissolution.
Mais le moment même du choix, alors qu’il avait dit lui-même que le résultat des européennes n’entraînait pas de conséquences pour la vie politique intérieure, et les conditions dans lesquelles il l’a fait, en secret des instances les plus efficaces et de sa propre formation politique, ont provoqué un véritable chaos, un Big Bang politique, que beaucoup – y compris parmi ses propres amis – ne sont pas près d’arrêter de lui reprocher. C’est quelque chose de fort, de puissant, de grave par ses conséquences. L’arrivée possible au pouvoir d’une formation d’extrême droite en France, ce n’est pas rien. Cela peut avoir des effets graves sur la vie quotidienne, sur la vie politique, la vie européenne. On ne peut pas regarder ça d’un air froid. »
Signature d’un échec ?Est-ce la signature de l’échec du macronisme qui n’a pas pu juguler la montée de l’extrême droite ? « En partie cela », répond Roland Cayrol. « Depuis 2016 et sa première campagne, Emmanuel Macron voulait s’attaquer aux maux qui assurent la croissance du Rassemblement national. Son objectif est loin d’être atteint. Cela ne veut pas dire pour autant, comme je le lis parfois, que c’est Macron qui a fait monter le RN. Il y a des causes beaucoup plus profondes, comme le poids de l’immigration, le lien établi par de plus en plus de personnes entre immigration et insécurité, la nécessité d’autorité dans la vie sociale, scolaire et politique. Ce fond de tableau recouvre un phénomène essentiel qui est le sentiment de ne pas compter, d’être des sujets plus que des citoyens, le sentiment d’être méprisés par l’élite, d’être mis de côté.
On trouve cela un peu partout dans le monde où montent les populismes. Le besoin de reconnaissance est le ciment psycho-politique le plus puissant.
Les électeurs du RN veulent que ça change mais sans idée révolutionnaire : ils veulent gagner leur vie, habiter dans un bourg et pas une grande ville avec une maison individuelle pour élever leurs enfants. Rien de nouveau : c’est le vieux rêve petit bourgeois qu’ont toujours eu les gens défavorisés. Mais faire quelques pas en direction de cet idéal est devenu impossible, ce qui est donc insupportable. Emmanuel Macron a échoué dans sa tentative d’arrêter l’irrésistible montée de l’extrême droite. C’est l’échec le plus lourd de ses mandats ».
Tout se joue au premier tour ?Ne pas croire, selon Roland Cayrol, que tout s’opère dans l’émotion. « L’électeur-stratège a fait son apparition progressivement, et de plus en plus fort, depuis 20 ans. La France a inventé l’existence même du second tour, nous en avons pris la culture ».
En somme : « C’est vraiment une élection à deux tours. La fameuse maxime “au premier tour on choisit ; au second tour on élimine” va s’illustrer. On a trois offres claires, dont les sondages, qui ne s’étaient pas trompés pour les européennes, nous donnent l’ordre d’arrivée : le RN et ses alliés ; le Nouveau Front populaire puis Ensemble pour la République, nettement derrière. Il faut faire 12,5 % des inscrits pour être au second tour. On annonce une augmentation de la participation autour de 63-64 %, un boom des procurations… On fera donc son marché avant un second tour forcément décisif qui dépendra de la politique des désistements et de la réalité des reports de voix.
On sait bien que la seule façon pour les partis dits républicains de l’emporter serait de faire un front absolument commun contre le RN.
On dit souvent que le front républicain ne marche pas. En réalité, il a toujours marché quand on l’appliquait. Si l’ensemble des partis républicains ou se disant tels affrontaient ensemble le Rassemblement national, il n’y aurait aucune chance de majorité pour le RN. Roland Cayrol.
Mais ils sont divisés. Parmi les électeurs socialistes, ils sont un bon tiers à ne pas vouloir voter pour LFI. Et c’est encore pire pour les électeurs de la droite modérée qui ont encore moins envie de voter pour les représentants de Mélenchon. Dans ces conditions, si on ne choisit pas la hiérarchie des dangers, cela va amener le RN à la victoire, peut-être même avec une majorité absolue. Il y a là une responsabilité citoyenne extrêmement lourde. Techniquement, il est possible de battre le RN, éventuellement en se bouchant le nez comme on disait jadis. Mais presque un quart des Français rechignent à se reporter sur ce qu’ils considèrent comme l’autre extrême. Il y a un blocage important car pour certains électeurs, Mélenchon c’est pire que Bardella ».
Quid des retraités ?Les retraités, qui ont en partie quitté le giron macronien, peuvent-ils être la clé de l’entre-deux-tours ? « Mécaniquement, par leur poids démographique, ils pèsent par rapport aux jeunes notamment. De plus, c’est une catégorie très participante aux élections, considérant que voter est un devoir civique. Mais ce vote, qui était sûr pour la majorité, est devenu un vote friable comme les autres ».
Socle RN solideLes reculs dans le programme du RN peut-il faire fuir une partie des électeurs ? « Pas le plus probable », selon Roland Cayrol. « Le programme n’est pas ce qui compte le plus pour eux. Quoi qu’en disent certains politologues, le vote pour le RN est d’abord un vote de rejet, de protestation, de colère. Les arguties économiques ne les intéressent pas. Ce qui est important, c’est l’identification à un courant censé les représenter, avec cet argument supplémentaire “on n’a pas essayé”, tandis que tous les autres partis ont échoué à leurs yeux. D’où la difficulté d’attaquer ce socle ».
Ve République dépassée« L’Europe géographique, sauf l’Angleterre et la France, est à la représentation proportionnelle. Nous sommes les deux pays à ne pas connaître de coalitions, ou de gouvernement de compromis, ou de textes votés un par un avec des majorités différentes. J’avais espéré que la majorité relative macronienne obligerait la France à imiter les mœurs belges, allemandes, suédoises… et qu’on aurait des discussions programmatiques entre partis pour former des gouvernements. Et bien non… Macron, les LR ont été rétifs. Ce n’est pas la tradition car on a peur de donner le sentiment de trahir, de se mettre en mauvaise posture par rapport à la prochaine élection. Et comme Emmanuel Macron n’a pas pu faire sa réforme institutionnelle, on continue avec les vieux instruments de la vieille Ve République qui ne sont pas adaptés à ce type de défi ».
La France en passe de devenir ingouvernable ? Tout dépendra évidemment des rapports de force. « Qui pour faire une majorité ? », s’interroge Roland Cayrol. « On risque de tourner comme un vieil homme avec sa lanterne au milieu de la nuit pour essayer de trouver quelqu’un capable de recoller ces morceaux épars. Mais ça ne court pas les rues, les génies parlementaires ! La formation d’un gouvernement risque d’être extrêmement compliquée».
Un président « dévalorisé »« Quant à Emmanuel Macron, il est dévalorisé à un point étonnant. Toute la partie positive de son bilan est gommée et on en veut à sa personne. Ce n’est pas seulement un échec politique, c’est un échec personnel. Dans ces conditions, changer son image dans les trois dernières années alors qu’il n’aura pas le contrôle du Parlement ni même désormais de ses propres amis va être compliqué. Si cohabitation il y a, il peut se refaire une virginité en acceptant des compromis et en faisant en sorte que les citoyens comptent dans le processus et n’aient pas le sentiment que ce sont des magouilles purement parisiennes ».
Florence Chédotal