David A. Bell : "Macron aurait eu beaucoup plus de succès en tant que Premier ministre"
"La politique américaine est si désastreuse et déprimante. Et si on regardait plutôt du côté de la politique française ? Non, laissez tomber". Il suffit de lire ses derniers posts sur Twitter pour comprendre que David A. Bell n’est guère optimiste sur le sort de deux des plus vieilles démocraties au monde. L’éminent historien, membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, rejoint la longue liste des observateurs qui ne verraient pas d’un mauvais œil le retrait de Joe Biden après son débat catastrophique face à Donald Trump. Même si lui a plutôt été convaincu sur le fond par la prestation du président américain face au candidat républicain qui "ment à chaque fois qu’il ouvre la bouche."
Quand il n’a pas le nez dans les élections américaines, ce professeur à l’université de Princeton, spécialiste de la Révolution française, garde un oeil sur l’ascension inexorable du Rassemblement national désormais aux portes du pouvoir. Et dresse le constat suivant : "ce qui arrive en ce moment en France est à peu de chose près ce qui est arrivé il y a une dizaine d’années aux Etats-Unis". Entretien.
L’Express : "Si l’on met de côté la performance et que l’on juge le débat uniquement sur la valeur des arguments et l’exactitude des faits présentés, Biden l’a facilement emporté", avez-vous récemment écrit dans une tribune. Pourtant, ce n’est pas ce que les observateurs ont retenu de ce débat…
David A. Bell : La performance de Joe Biden a été tellement mauvaise qu’elle a éclipsé le fond du débat. Dès qu’il est entré sur scène, il est apparu frêle, pâle, il parlait d’une manière hésitante et lente. Très souvent, il ne répondait pas aux questions posées par CNN. Le contraste avec son discours très remarqué sur l’état de l’Union en mars dernier est très choquant.
Une fois dit cela, si l’on part du principe que ce n’est pas à coups de mensonges que l’on gagne un débat, il va de soi que Joe Biden l’a emporté. Lorsqu’il avance que l’économie américaine est en bonne santé, il dit vrai. Tout comme lorsqu’il explique que les problèmes d’immigration ne datent pas de son mandat mais sont un problème de longue date. En cela, il a eu parfaitement raison de rappeler que les sénateurs républicains ont voté contre un texte bipartisan qui visait à renforcer la sécurité des frontières, et ce, uniquement parce qu’ils ne voulaient pas donner une victoire au président américain sur cette question. Bien sûr, il y a des choses plus ou moins vraies dans ce que Biden a affirmé lors du débat, mais il a "menti" comme le ferait tout homme politique ordinaire, là où Trump ment à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Que ce soit sur l’inflation ou d’autres sujets, presque tout ce qu’il a avancé lors de ce débat relevait du mensonge.
Depuis la piètre performance de Biden, les appels en faveur de son retrait de la course à la Maison-Blanche se multiplient. Fait inédit, le puissant New York Times a pris position en ce sens. Vous ne semblez pourtant pas croire à un désistement, pourquoi ?
Après sa prestation ratée lors du débat, la famille Biden a tenu une réunion au sommet le week-end dernier pour faire le point sur la situation. Ils ont tous dit qu’il fallait se battre et continuer. Tout le monde dans la famille lui est dévoué. Et comme toute personne d’un certain âge, lui-même ne veut pas croire qu’il perd ses forces, qu’il n’est plus à la hauteur ni de faire campagne, ni d’être président. Il pense qu’il a sauvé les Etats-Unis, qu’il a sauvé la démocratie. Il a beaucoup fait pendant son mandat. Il a fait passer plusieurs projets de loi très importants. Et disons-le, lors du débat, Biden n’a pas fait preuve de sénilité. Ce n’est pas sur le fond qu’il a raté sa prestation, car le contenu y était, mais sur la manière dont il s’est exprimé. N’oublions pas qu’il n’a jamais été un grand orateur [NDLR : Biden est un ancien bègue]. Mais comme presque tous les hommes politiques qui arrivent à la Maison-Blanche, Biden a un ego important, il croit en lui-même, et donc il sera très difficile de le persuader de se désister. Si les autres meneurs du Parti démocrate ne tentent rien d’ici la convention démocrate [NDLR : qui se tiendra à partir du 19 août], il sera candidat.
On a beaucoup parlé du rôle joué par Jill Biden dans sa décision de se représenter coûte que coûte…
Ce n’est pas simplement Jill Biden, c’est lui. Pour la plupart, les personnes qui l’entourent étaient déjà là lorsqu’il était vice-président ou sénateur. Elles lui sont très loyales et ont du mal à imaginer un monde sans lui. C’est le cas du secrétaire d’Etat Antony Blinken par exemple, qui est à ses côtés depuis plus de vingt ans maintenant. Que ce soit sa famille ou son équipe, tous lui sont très dévoués. Aucun ne veut croire qu’il n’est plus en état de faire campagne.
En décidant d’aller au bout, il prend pourtant le risque majeur de conduire les démocrates à la défaite…
Je suis trop historien pour faire des prévisions (rires). La grande majorité des Américains ont déjà arrêté leur choix mais, selon moi, les chances que Biden l’emporte sont beaucoup plus minces après ce débat. Si vous prenez en effet des Etats clés comme le Wisconsin, la Pennsylvanie, le Nevada ou encore l’Arizona, où le scrutin sera très serré, ce débat peut avoir un effet sensible. Il y a probablement assez d’électeurs tiraillés qui croient désormais que Biden n’est pas à la hauteur. En face de Trump qui a parlé d’une manière forte, d’un ton décidé, ils ont vu un candidat qui a donné l’air d’être quelqu’un de très faible. Et chez les Américains, beaucoup se demandent comment, dans cet état, il va pouvoir batailler avec Poutine ou la Chine.
Plusieurs noms de démocrates ont été avancés pour remplacer Biden, à l’instar du gouverneur de la Californie Gavin Newsom. Croyez-vous à pareil scénario ?
Ça va être très difficile. Les campagnes électorales américaines sont devenues une sorte de grande campagne militaire. Ce n’est pas simplement une question de personnalité, c’est aussi une affaire de ressources. Il y a toute une équipe qui est prête pour faire la campagne de Biden. Ils ont déjà amassé des centaines de millions de dollars. Son remplaçant pourrait récupérer une partie de ses fonds, mais pas tous.
Les Etats-Unis et le monde sont-ils prêts pour une seconde présidence de Donald Trump ?
Je réponds très simplement non (rires). Trump est assez paresseux, il n’étudie pas les dossiers. Tout va donc reposer sur les personnes dont il s’entoure, de leur projet. Or je crains que cette fois-ci il ne s’entoure de gens qui sont beaucoup plus radicaux que lors de son premier mandat. Restera à savoir s’il aura assez de soutiens au sein du Congrès. Rien n’est moins certain, surtout au Sénat [NDLR : à majorité démocrate].
Vous êtes un fin connaisseur de l’histoire politique française. Voyez-vous des analogies entre la montée du populisme en France avec la possible arrivée du Rassemblement national au pouvoir et la radicalisation du conservatisme aux Etats-Unis sous Donald Trump ?
Absolument. Ce qui vous arrive en ce moment en France est à peu de choses près ce qui est arrivé il y a une dizaine d’années aux Etats-Unis. Il y a un moment qu’on peut qualifier de populiste où ceux qui se sentent exclus, ceux qui ne font pas partie des élites ni intellectuelles ni économiques, ceux qui habitent hors des centres et des grandes villes, ceux qui ne voyagent pas beaucoup, qui ne font pas des études à l’étranger et qui ont peur de l’ouverture de la société sur le monde se coalisent contre les élites, comme on l’a observé aux Etats-Unis lors de l’élection de 2016 avec l’élection de Trump.
En cela, Emmanuel Macron fait un peu figure de Hillary Clinton à la française. Il fait partie de l’élite, il est perçu comme arrogant, comme quelqu’un qui n’a pas de sympathie pour les citoyens ordinaires et qui ne les comprend pas. Dans les deux cas, on a l’impression de deux esprits technocratiques qui n’aiment pas vraiment persuader les gens, ils préfèrent leur tenir un cours magistral. Or, personne n’apprécie d’avoir quelqu’un qui nous parle d’une telle manière. Rappelez-vous, lors de la campagne de 2016, Hillary Clinton avait qualifié les électeurs de Donald Trump de "pitoyables", une expression très mal choisie. Les républicains s’étaient empressés de dire aux Américains "comment pouvez-vous élire quelqu’un qui n’a que du mépris pour les Américains ordinaires ?". Si Hillary Clinton avait été élue en 2016, on aurait probablement observé une réaction du peuple à son égard aussi forte ce qu’on observe en France avec Macron.
Vous semblez porter un regard assez sévère sur la présidence Macron…
Emmanuel Macron n’incarne pas le peuple mais des idées assez abstraites sur ce que doit être le pays et ce n’est pas suffisant. En grand technocrate qu’il est, il aurait pu être un grand Premier ministre sous un président qui savait parler au peuple. Il aurait eu beaucoup plus de succès à Matignon qu’à Elysée.