Après les européennes et le 1er tour des législatives, la revanche du camp du "non" au référendum de 2005 ? "Il y a une volonté de reprise de contrôle"
«Le pays se radicalise à droite, en profondeur, malgré les bonnes performances économiques. C’est l’effet d’une perte de repères identitaires. Peur d’un monde qui change très vite, peur de la réunification allemande. Peur de l’Europe qui s’ouvre à l’Est. Peur de l’Afrique et de son immigration. Peur du Maghreb et de l’islam. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce constat ne date pas de juin 2024, mais du début des années 90. À l’origine de ces mots, Jacques Pilhan, éminence grise successive de François Mitterrand et Jacques Chirac, juste avant le référendum de Maastricht.
Cette référence de la stratégie politique, qui sert de modèle à l’héroïne de la série La Fièvre, avait perçu avant tout le monde l’ambiguïté entre le projet européen et les attentes de la population française. Pour lui (*), les sondages de l’époque « disent un désir de citoyenneté européenne. Mais ils cachent l’essentiel, c’est-à-dire une hostilité farouche à l’égard de l’Europe réelle, celle que bâtissent les technocrates de Bruxelles, avec la complicité des gouvernants. »
La France, « partenaire à problèmes » ?Le référendum de 2005 est venu confirmer le diagnostic, devenu depuis un refoulé de l’analyse politique française. Jusqu’à ce mois de juin 2024, où le doublé européennes-premier tour des législatives pose une question avec une certaine gravité : assiste-t-on à la revanche du non à l’Europe, de 1992 à 2005?? « Je pense qu’il y a de ça », avance le politologue Luc Rouban.
Les cartes du vote contre le Traité établissant une Constitution pour l'Europe et les résultats du RN aux dernières législatives se superposent presque parfaitement : seule la Bretagne est épargnée. Ailleurs en Europe, le contexte électoral français est scruté avec attention. Cette semaine, Berlin a indiqué que la France pourrait devenir « un partenaire à problème ». C’est dire l’enjeu pour l’UE.
« Pas une simple opposition » à l’UEMais les résultats traduisent avant tout une réalité nationale. « Depuis l’affaire de 2005, reprend Luc Rouban, le politique s’écarte de plus en plus des citoyens. Ces traités sont le fruit de négociations et de compromis entre dirigeants, loin des réalités vécues par les habitants. Derrière les résultats de ces dernières semaines, il y a une volonté de reprise de contrôle. »
Le diagnostic renvoie au slogan « Take back control », qui avait présidé au Brexit, il y a huit ans. Mais les difficultés britanniques depuis la sortie effective de l’UE ont modifié les discours sur le sujet. « Le rapport des Français à l’Europe est plus compliqué qu’une simple opposition entre pro-UE et anti-UE, soulignait la directrice du Cevipof, Anne Muxel, dans Le 1 Hebdo, au printemps. La tension se situe plutôt au niveau des modalités d’articulation entre projet européen et projet national. »
« Le projet européen implique un sentiment de dépossession, d’évidement de la souveraineté »Mais « cette tension » est sans doute d’autant plus forte qu’Emmanuel Macron est le Président le plus ouvertement prœuropéen de la Ve République, auteur de deux discours à la Sorbonne sur le sujet. « Il est le premier à parler de souveraineté européenne, rappelle Luc Rouban, auteur récemment des Racines sociales de la violence politique. Mais le projet européen implique un sentiment de dépossession, d’évidement de la souveraineté. »
Dans ses interventions, le chercheur décrit cette autorité comme « émiettée », évaporée par le haut vers l’Europe et effilochée par le bas « par la désacralisation de l’État, faible face à la fronde des intérêts privés ». « Tout cela pose une question, reprend le chercheur : est-ce que la hiérarchie sociale est légitime?? » A cette interrogation, le RN fournit une réponse qui joue, comme l’a rappelé Félicien Faury, d’un autre type de classement, ethnoracial, qui se cumule avec le rejet des « élites culturelles », très favorables au projet européen.
« Une réaction » à l’UE écologiqueEn résumé, le RN doit son succès à synthèse Pasqua-Seguin, très RPR, articulé autour de deux pôles : un refus du libéralisme sans entrave et un contrôle strict de l’immigration, qui coïncide avec l’opinion. « C’est surtout vrai chez les citoyens qui se sentent très vulnérables à la violence actuelle », résume Luc Rouban. La récente crise agricole en apporte l’illustration :
« Cela a eu un effet incontestable sur le RN : après le succès des listes écolos en 2019, l’UE a développé un embryon de politique écologique, le Green Deal, qui a été très critiqué dans le monde agricole. En réaction, cela a nourri le vote RN. »
Mais cela n’explique qu’une partie de « la revanche du non ». Ce rejet nourrit aussi le vote radical à gauche, en progression, même si la ligne sociale-démocrate était majoritaire aux européennes. Dans Citoyens et partis après 2022 (PUF), Romain Mespoulet et Max-Valentin Robert dressent une typologie des rapports à l’Europe : « souverainisme intégral » ou « partiel (RN, Reconquête, Debout la France), « alter-européisme » (LFI et PC) et européisme post-national (Macron, PS, EELV).
Un constat à nuancerAux européennes, les souverainistes et alter-européistes représentent plus de 49 % des suffrages et les européistes seulement 34 %. Mais l’émiettement du vote euro-critique entre plusieurs blocs amène à nuancer l’analyse. « La question est stimulante, précise Max-Valentin Robert. Mais le vote “non” à l’Europe en 2005 était divisé entre droite et gauche et c’est toujours le cas dans notre classe politique tripolarisée. À l’inverse, l’électorat pro-européen reste rassemblé autour de Macron, le PS et EELV ».
« Le rapport à l’UE est très lié aux affiliations partisanes et plus on est proche des partis radicaux, plus on est critique, reprend-il. Un haut niveau d’éducation, d’adhésion au multiculturalisme ou le positionnement en faveur de l’immigration favorisent au contraire le sentiment proeuropéen. » Mais en cristallisant l’opposition aux élites sur ces trois facteurs déterminants, le RN s’offre aujourd’hui une position dominante. Jacques Pilhan appelait cela « Le Péno-déclinisme ». Et il est en plein essor.
(*) Les citations de Jacques Pilhan sont extraites du livre Jacques Pilhan, le sorcier de l’Élysée de François Bazin (Éditions Tempus).
Sébastien Dubois