Napoléon, notre contemporain?
Tour d’horizon sur les ouvrages récents consacrés à l’Empereur
Le Premier Empire, décidément, n’a pas de frontières naturelles : dans son captivant ouvrage « Sur les bords de la Seine », Histoire et secrets du tombeau de Napoléon (Perrin, 2023), Thierry Lentz nous rappelle que le 16 mars 1995, Fidel Castro, très féru d’histoire napoléonienne et fervent admirateur de l’Empereur, se rend aux Invalides, vêtu en treillis, dans le cadre de sa visite d’Etat, « pour un moment de recueillement devant le sarcophage de quartzite rouge ». En 2024, la capitale cubaine s’enorgueillit toujours de posséder son modeste Museo Napoleonico.
Singulière histoire : en 1961, la Révolution castriste s’empare de la collection de souvenirs accumulée par Julio Lobo (1898-1983), financier immensément riche, alors considéré comme le plus gros propriétaire sucrier au monde, qui vient de s’exiler sans donner suite à la proposition de Che Guevara de prendre la direction de l’industrie sucrière, évidemment nationalisée. Ladite collection trouve dès lors un abri dans la villa néo-Renaissance construite en 1927, dans le quartier alors opulent du Vedado, par les architectes Evelio Govantes et Felix Cabarrocas pour l’avocat, journaliste et entrepreneur cubain d’origine napolitaine Orestes Ferrara (1876-1972), lequel fuira également le régime castriste dès 1961, pour terminer sa (très longue) vie dans son Italie natale.
La rue pentue où s’ouvre le petit portail de la vénérable demeure jouxte la façade néo-classique de la monumentale et superbe Université de La Havane. La collection rassemble mobilier, peintures, bronzes, porcelaines, objets personnels de Napoléon ou du clan Bonaparte. Ni guide, ni catalogue (nous sommes à Cuba) ! Et pas un chat, curieusement, dans ce discret sanctuaire agrémenté d’un joli jardin – « immersion », comme on dit aujourd’hui, dans une demeure de la haute bourgeoisie, au pouvoir d’évocation sans pareil : La Havane, ultime terre d’exil insulaire post mortem pour l’Empereur, sous l’ombrelle du castrisme agonisant, voilà qui ne manque pas de piquant.
Directeur de la Fondation Napoléon et auteur d’une quarantaine d’ouvrages consacrés au Premier Empire (mais aussi au Second), Thierry Lentz n’a pas son pareil pour nourrir, avec autant d’humour que d’érudition et d’élégance stylistique, la réflexion sur le personnage et sa légende, le contexte géopolitique dans lequel s’inscrit l’aventure napoléonienne, les figures historiques qui en jalonnent les développements. A l’avant-poste de ces recherches, les éditions Perrin multiplient les parutions où se croisent les regards portés sur une époque qui passionne encore et toujours : « Depuis 1821, deux livres en moyenne ont été publiés chaque jour sur Napoléon et le Premier Empire », observe l’historien dans son introduction au Mémorial de Sainte-Hélène, le manuscrit retrouvé, sorti en librairie le 20 juin, en poche, dans la collection Tempus – près de 1000 pages, tout de même ! Car la version du Mémorial telle que publiée en 1823 par Emmanuel Las Cases enrichit, et enjolive pas mal le texte original de cet apôtre, fidèle entre les fidèles, et qui survivra à son mentor jusqu’en 1842. Rappelons au passage que, sur les soixante-dix-huit mois que dura l’exil de l’empereur, le mémorialiste, expulsé de la prison insulaire par son garde-chiourme paranoïaque Hudson Lowe dès le 31 décembre 1816, n’en aura jamais passé que quatorze ! À son départ, le précieux bréviaire lui est confisqué par les Anglais. Parfaitement francophones s’il faut en croire leur graphie et leur orthographe scrupuleuses, les scribes qui, outre-Manche, s’attèlent à recopier alors le précieux manuscrit (si vous l’avez, prévenez-nous) ont sans doute commis, à la marge, quelques erreurs ou oublis. Toujours est-il que cette copie sommeillait depuis deux siècles à la British Library : les fantômes ont la vie longue.
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Cette réapparition tient du miracle. Comme quoi l’Histoire est une matière vivante. Au reste qui dira qu’il faut nécessairement que la pertinence critique ait le poids d’un pavé ? La merveilleuse réfutation du principe du ballonnement tient dans l’exigence de densité sans cuistrerie qui sous-tend la prose toujours acérée d’un Thierry Lentz, dont on vous recommande de lire toutes affaires cessantes, en parallèle, les deux fulgurantes mises au point qui ont pour titre Napoléon et Pour Napoléon (dans la collection Tempus), textes de haute tenue qui pulvérisent toutes les idées reçues sur celui qui reste, quoiqu’on y fasse, notre gloire nationale.
Toujours sous les auspices de Perrin, mentionnons la réédition de cet incunable de la vulgarisation historique que sont les Bonaparte et Napoléon, coup double de feu André Castelot (1911-2004). Scribomane compulsif, conteur hors pair qui est en quelque sorte à l’Histoire ce que le concierge est à l’immeuble, Castelot aura tout de même travaillé vingt ans durant à son grand-œuvre, publié à bon escient en 1967 dans la perspective du bicentenaire de la naissance de l’enfant corse : mémorable entreprise qui prend corps aujourd’hui dans ces deux volumes (1312 pages au total !) agrémentés de portfolios d’illustrations en couleur – viatique plus reposant pour l’esprit qu’un devoir de vacances.
À ce tour qui n’épuise aucun horizon possible, ajoutons, transvasés cette année de Perrin dans la Table ronde, deux petits récits signés Michel Bernard, Hiver 1812 – Retraite de Russie (à juste titre récompensé en 2023 par un Prix du Jury de la Fondation Napoléon), et Hiver 1814 – Campagne de France, dans lesquels le souci de véracité factuelle n’interdit pas l’inspiration littéraire.
Car il est clair que nulle part comme chez aucun autre personnage historique, la réalité se fond dans la légende, le mythe s’adossant en retour aux circonstances épiques d’un destin qu’on ne se lasse pas de raconter sous tous les angles, et de mille façons. Votre serviteur vous a déjà parlé, dans le Causeur de juin, de ce Napoléon tel que revu et corrigé par le cinéaste Abel Gance, un film lui-même mythique, et dont l’ouvrage collectif Napoléon vu par Abel Gance, retrace la genèse et les infortunes, puis la laborieuse et splendide reconstruction, par les soins de la Cinémathèque française. Le « Petit caporal » n’en finit pas de renaître de ses cendres, tisonné par une fascination véritablement inépuisable pour cette flambée – quinze années à peine ! Comme l’écrit de son côté Charles-Eloi Vial, en conclusion de sa passionnante Histoire des Cent-Jours (Perrin, 2021) : « il ne faut pourtant jamais douter de la versatilité des hommes, de la fragilité des empires ni de l’ambition des rois, qui appartiennent au passé autant qu’à l’avenir» : Napoléon, notre contemporain ?
A voir: Museo Napoleonico. Calle San Miguel 1159. Vedado. La Havane, Cuba.
A lire :
« Sur Les bords de la Seine… » Histoire et secrets du tombeau de Napoléon, de Thierry Lentz. Perrin, 2023
Mémorial de Sainte-Hélène – le manuscrit retrouvé, d’Emmanuel Las Cases. Perrin, 2024
Napoléon, de Thierry Lentz. Coll. Tempus. Perrin, 2023
Pour Napoléon, de Thierry Lentz. Coll. Tempus. Perrin, 2024
Bonaparte/ Napoléon, d’André Castelot. 2 volumes. Perrin, 2024
Hiver 1812, Retraite de Russie/ Hiver 1814, Campagne de France, par Michel Bernard. 2 volumes. Coll. La Petite vermillon. La Table Ronde, 2024
Napoléon vu par Abel Gance (300 illustrations). Collectif. Coédition La Table Ronde/ La Cinémathèque française, 2024.
Mémoires de Napoléon, tome 3. L’Ile d’Elbe et les 100 jours. Préface de Thierry Lentz. Coll. Texto, Tallandier, 2024.
A consulter :
Fondation Napoléon, 7 rue Geoffroy Saint-Hilaire 75005 Paris. https://fondationnapoleon.org
En 2024 : mise en ligne gratuite de plus de 40 000 lettres de la Correspondance de Napoléon, sur napoleonica.org.
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