La crise financière française de 1789-1799
À l’heure où notre État se trouve empêtré dans les déficits et une dette devenue difficilement soutenable, et que la campagne des législatives s’articule autour d’une surenchère de promesses plus dépensières les unes que les autres, il est utile de se remémorer dans quelle situation s’est trouvé notre pays lors de la dernière grande crise financière qu’il a connue, celle de 1789.
Le prince n’est plus le même, mais la coexistence d’une dette énorme, fruit des règnes de Louis XIV et de ses successeurs Louis XV et Louis XVI, et de déficits qui perdurent d’année en année, ainsi que la stagnation économique, y font penser.
Mais ce n’est pas tout…
Les assignats, un expédient en apparence bien pratique face au problème de la dette
Turgot, on s’en souvient, avait été renvoyé et l’approche libérale avec lui. Et, de ministre des Finances en ministre des Finances, des expédients étaient trouvés pour tenter de reporter le problème de la dette et acheter la paix sociale.
En 1789, donc, Necker, malgré ses qualités reconnues, en tant que l’un des plus grands banquiers d’Europe, se trouva confronté à des demandes pressantes, de toutes parts, de recourir à l’émission de monnaie papier. Parmi eux Marat, qui accusait Necker, dans son journal L’ami du peuple, d’être « un misérable cherchant uniquement à s’enrichir en puisant dans les deniers publics ».
Necker, connaissant bien les effets pervers de ce type d’émissions, tenta au mieux de résister, mais fin 1789 – début 1790, l’Assemblée nationale trouva un compromis en prônant l’émission de billets reposant sur la confiscation des biens de l’Église.
En 1720, John Law, sous le règne de Louis XV, avait été l’inventeur de la planche à billets et, indirectement, des banqueroutes qui s’ensuivent, avec toutes les conséquences qu’elles engendrent.
Même si, cette fois, il y avait des contreparties officielles, avec les gages sur les propriétés de l’Église, nul n’ignorait que les grandes émissions de monnaie précédentes s’étaient soldées par la ruine. Mais il en allait de « la volonté du peuple » et « cela attachera(it) l’intérêt des citoyens au bien public ». Les objections tombèrent donc. D’autant que les lois naturelles ne jouaient plus « au sein d’une nation qui est gouvernée par une constitution », plutôt que par « un régime despotique » (M. Matrineau).
Fi, donc, des multiples effets connus de ce que presque tout le monde considérait bel et bien comme « la plus effroyable catastrophe que la France ait jamais connue ».
Les assignats, générateurs qui plus est d’un intérêt de 3 %, furent donc émis en avril 1790 pour la somme, colossale à l’époque, de 400 millions de livres (le franc ne devenant la monnaie officielle qu’en 1795).
Un processus cumulatif
Très rapidement, et c’est là que l’on peut trouver un inquiétant parallèle de plus avec aujourd’hui, les résultats se firent dans un premier temps sentir dans toute l’économie, soulageant à la fois les créanciers, le gouvernement, le commerce et le peuple, relançant par ailleurs le crédit.
Mais il ne fallut pas cinq mois pour que le gouvernement ait tout dépensé et que le pays tout entier réclame une nouvelle émission de papier (cela nous rappellera l’incapacité actuelle du gouvernement français notamment, à l’instar des précédents, à diminuer la dépense publique, alors même que l’on recourt à toutes sortes d’artifices extrêmement pénalisants pour le pays, sans que ces efforts soient réellement payants ; ou encore le tonneau des Danaïdes grec ; de même que la planche à billets américaine qui, un peu dans les mêmes conditions, ne tardera pas à engendrer des effets néfastes dont certains n’estiment pas encore les conséquences).
Toute l’énergie et la verve d’un Mirabeau, au rang des adversaires influents de la monnaie papier, ne suffira pas. Malgré sa réelle conscience des dangers de l’inflation, il finit par céder à la pression et s’incliner, conforté en particulier par le rapport de Montesquieu du 27 août 1790, soutenant une nouvelle émission, jusqu’à finalement militer ardemment, dans ses discours, pour celle-ci.
Necker dut démissionner et quitter la France, pour la plus grande joie de Marat, Hébert, Desmoulins et autres fanatiques de la guillotine.
Et, malgré l’opposition convaincue d’un du Pont de Nemours, d’un Maury ou même cette fois de Talleyrand, la verve de Mirabeau fit la différence, et une nouvelle émission de 800 millions de nouveaux assignats fut votée par 508 voix contre 423.
À l’encontre des engagements solennels tenus alors, les émissions reprirent de plus belle, la mauvaise monnaie chassant la bonne (loi de Gresham), différentes régions commençant à leur tour à émettre leurs propres assignats, tandis que les « billets de confiance » et leur lot de fraudes en tous genres, achevèrent de pervertir le système, alors même que les premiers assignats, échangés contre des terres, au lieu d’être retirés de la circulation comme prévu, furent recyclés sous la forme de petits billets.
Et d’importantes nouvelles émissions nationales se succédèrent, toujours avec les mêmes engagements solennels à ce que ce soit la dernière, chacun se trouvant comme grisé par cette monnaie papier qui engendrait une inflation ressemblant à de la prospérité.
Les conséquences inévitables
Mais le pouvoir d’achat de toute cette monnaie déclinait de plus en plus vite, sans que l’on en cerne les causes a priori, les explications les plus folles courant à ce sujet, suscitant la mort de coupables désignés.
Les manufactures, quant à elles, déclinèrent brutalement, cessant leur activité les unes après les autres et le commerce s’effondra à son tour. Exactement comme cela s’était toujours passé dans tous les pays (Autriche, Russie, Amérique…) qui avaient tenté de bâtir la prospérité sur de la monnaie non convertible.
Effondrement de l’épargne, développement des paris, jeux d’argent et spéculation s’ajoutent à ce sombre tableau, de même que la corruption, qui prit une ampleur inquiétante, touchant jusqu’à certains législateurs (même Mirabeau s’y fit prendre).
Le nombre de débiteurs devint de plus en plus important et, sous l’influence de certains manipulateurs usant de leur pouvoir auprès des représentants à l’Assemblée, ils en déduisirent que leur intérêt était de déprécier la monnaie. D’où les pressions pour conduire à de nouvelles émissions, selon un mouvement irrépressible. Ce qui entraîna, bien sûr, une chute accélérée de la valeur de la monnaie.
Il est à noter que des limitations des montants maximaux à émettre étaient à chaque fois votées pour la suite, et à chaque fois bafouées. Ce qui peut rappeler, là encore et dans un registre voisin, ce qui se passe aux États-Unis en 2013 avec le nouvel épisode de shutdown et des négociations pour élever encore et encore le plafond de la dette.
De même, toujours cette conviction que les vieilles lois de l’Économie ne seraient plus valables dans le contexte de la fin du XVIIIe siècle, que les conditions ne sont pas les mêmes. Exactement comme certains le diraient aujourd’hui au début du XXIe</sup siècle.
Et toujours cette idée, très en vogue encore à l’heure actuelle, que c’est l’inflation qui nous sortira d’affaire… (ce que les ménages, eux, ressentent bientôt autrement…).
Andrew Dickson White cite une phrase énoncée par Daniel Webster, qui demeure très juste et d’actualité, selon laquelle :
De tous les artifices mis en place pour duper les classes laborieuses, aucun n’a été plus efficace que celui qui les trompe avec la monnaie papier.
Puis ce furent les confiscations des grandes propriétés de propriétaires terriens (qui fuirent le pays), servant de garantie aux nouvelles émissions (cela nous rappellera cette idée, très en vogue encore aujourd’hui, consistant à « prendre l’argent là où il se trouve »).
Une dangereuse fuite en avant
Cette fuite en avant et la folle inflation qui se développaient devinrent visibles aux gens.
Dès lors, on commença à leur trouver toutes sortes d’explications et de coupables tout désignés (les riches, les commerçants…), afin de tenter de dissimuler la vérité au sujet de cette monnaie de singe.
Encouragés par Marat, des pillages de magasins eurent lieu à Paris (il recommandait aussi de pendre les marchands). Il fallait alors calmer la foule (en l’achetant), puis chercher à gagner du temps.
Ce qui fut fait de trois manières complémentaires :
1°) Par l’emprunt forcé, prélevé sur les « riches » et garanti sur les terres confisquées.
Cela ne suffisant pas, on introduisit la taxe progressive, ce qui permit de toucher aussi les petits propriétaires (l’impôt progressif sur le revenu, largement admis aujourd’hui malgré son caractère contestable, date donc de cette période, puisqu’il a été mis en place le 22 juin 1793).
2°) Le désaveu porté aux premiers assignats, portant l’effigie du roi, et censés avoir bénéficié aux plus riches, porté par un Danton au sommet de sa gloire (le genre de reniements que l’on connaît bien aujourd’hui encore en politique).
3°) La loi du « Maximum », suggérée par Saint Just et soutenue par l’éloquence d’un Barrère, qui revint à une sorte de blocage des prix (on voit d’ailleurs, au passage, le lien de parenté de la politique mise en œuvre par Jacques Delors en 1983).
Mais cela provoqua, bien entendu, la pénurie et l’instauration de tickets de rationnement.
Les cessations d’activité, les délations de fermiers ou commerçants ne respectant pas strictement la loi (mais aussi la guillotine), se multiplièrent.
Un processus devenu totalement incontrôlable
Bientôt, Cambon incrimina les achats d’or et d’argent, allant jusqu’à fermer la Bourse le 13 novembre 1793.
Mais malgré tout le génie, la compétence et le courage de Cambon, qu’Andrew Dickson White qualifie de « spécialiste le plus important de tous les temps », le désastre se révélait inéluctable, face aux lois de la nature.
Ainsi, « la monnaie papier du pays semblait posséder un pouvoir magique pour transformer la prospérité en adversité et l’abondance en famine. L’année 1794 fut exceptionnellement fructueuse et pourtant, avec l’automne, la pénurie de provisions fit son apparition et en hiver, ce fut la misère ».
Pendant ce temps-là, la valeur en francs du Louis d’or s’envolait, tandis que la valeur de 100 francs en papier chuta jusqu’à 2,5 francs en or.
Or, la concentration de la monnaie papier se faisait presque exclusivement entre les mains de la classe ouvrière, des employés et des hommes à faibles ressources, sur qui les énormes pertes tombèrent, de même que la famine, les financiers et hommes disposant de grands moyens se révélant plus avisés et « suffisamment astucieux pour placer le plus possible de ce qu’ils possédaient dans de produits dont la valeur demeurait permanente ».
Les épargnants furent aussi les grands perdants de la très forte inflation qui s’était développée (comme du temps de l’hyperinflation allemande des années 1920, qui engendra l’arrivée d’Hitler au pouvoir à la décennie suivante).
L’arrivée au pouvoir du Directoire, après que la guillotine ait accéléré son œuvre, ne changea pas vraiment les choses, car les nouvelles émissions se poursuivirent, « dans des quantités plus importantes que jamais », aux assignats s’ajoutant les mandats, censés être plus sûrs (ce qui ne sera évidemment pas le cas).
Ce n’est que le 18 février 1796 que le matériel destiné à imprimer les assignats fut solennellement détruit, après que 45 000 millions de francs aient été ainsi émis, le pouvoir d’achat de tout ce papier n’ayant pratiquement plus aucune valeur.
Enfin, en février 1797, le cours légal des assignats et mandats fut supprimé, ceux-ci devenant sans valeur après mai.
Les souffrances aiguës provenant de la ruine […] durèrent presque 10 ans, mais la période de reprise dura plus longtemps que la génération qui suivit. Cela nécessita 40 années pleines pour apporter le capital, l’industrie, le commerce et le crédit à leur niveau au début de la Révolution.
En somme, « pour guérir une maladie de caractère temporaire, on administra un poison corrosif qui a dévoré les organes vitaux de la prospérité française ».
Et c’est ainsi que Napoléon Bonaparte put s’emparer du pouvoir et refusa toujours, quant à lui, de recourir aux assignats quoiqu’il advienne, évitant ainsi les crises financières.
Mais cela se fit au prix du retour à la monarchie et de « millions de vies qu’il fallait ajouter aux millions qui avaient été sacrifiées pour la Révolution ».
Que retenir de tout cela ?
Cet ouvrage est en fait issu de conférences sur la Révolution française menées en 1876 par Andrew Dickson White, plusieurs fois ministre aux États-Unis, mais aussi ambassadeur et homme d’affaires. Il se voulait une mise en garde à l’intention de ses contemporains américains.
La relation de cause à effet entre politique et politique économique vaut dans les deux sens et c’est là que la mise en garde contre les dangers de l’inflation et des illusions persistantes à son sujet, garde toute son actualité.
N’oublions pas que la Révolution française trouve son origine dans la faillite du Trésor Public, qui a obligé Louis XVI à convoquer les États généraux.
Là où c’est inquiétant, si l’on pense à la politique monétaire américaine récente, mais aussi européenne et japonaise, c’est que l’effet premier de l’inflation est toujours la reprise. Mais ce n’est que plus tard que les effets toxiques deviennent apparents.
Autrement dit, gare à ne pas se laisser leurrer par l’apparence de la reprise. Et, au regard de toute cette politique d’expansion monétaire extrêmement impressionnante que l’on a connu à la suite de la « crise de 2008 », il y a de quoi être terriblement inquiets sur ce qui va suivre… (la série d’ouvrages que propose l’éditeur sur ces thèmes, et dont il présente quelques passages en fin de volume, sont d’ailleurs particulièrement effrayants).
On a bien tort, une fois de plus, de trop négliger les leçons du passé !
À ce titre, l’éditeur conseille deux intéressants mini-films accessibles par internet et revenant sur ces questions : (cf. pp. 165-166)
— Andrew Dickson White, La crise financière française de 1789-1799, Le jardin des Livres, octobre 2013, 200 pages.