Il y a encore quatre ans, le nom de Sandra Delannoy n’était connu dans l’Avesnois qu’à travers l’entreprise de torréfaction artisanale du même nom, lancée en 2007. Les cafés Delannoy, reconnaissables à leur emballage jaune, étaient alors vendus sur les marchés par cette commerçante, qui a inauguré sa première boutique dans le centre-ville de Maubeuge (Nord) en 2019. Mais depuis le 29 juin dernier, une autre actualité a poussé la quinquagénaire à la Une de la presse locale : candidate du Rassemblement National (RN) pour la 3e circonscription du Nord, cette novice en politique a été élue députée dès le premier tour, raflant 50,8 % des voix face au député sortant Benjamin Saint-Huile (Liot).

D’abord encartée à l’UDI, puis aux Républicains, avant de se tourner finalement vers le parti de Marine Le Pen, Sandra Delannoy fait partie de ces "Madame tout le monde" récemment engagées auprès du RN, qui ont réussi à séduire un électorat lassé des personnalités politiques traditionnelles. Ce n’est qu’en 2021 que la Nordiste s’investit concrètement auprès du parti d’extrême droite, placée numéro 2 sur la liste du porte-parole Sébastien Chenu pour les élections régionales.

"Il est venu frapper à ma porte un samedi, je venais de rentrer du boulot, ça surprend", racontait-elle à nos confrères de La Voix du Nord le 4 juillet dernier. Le Républicain Xavier Bertrand sera finalement élu à la tête de la région ; mais pendant trois ans, Sandra Delannoy fait ses armes en tant que conseillère d’opposition. En 2022, elle se présente une première fois aux législatives, mais échoue face à Benjamin Saint-Huile, récoltant 31 % des voix. Deux ans plus tard, la "mayonnaise RN" a pris, et les électeurs des petites et moyennes communes la hissent en tête des élections : en ce mois de juin 2024, elle mobilise 15 000 voix de plus qu’au premier tour des législatives 2022.

Celle qui confiait en 2019 à La Voix du Nord avoir "eu des moments difficiles" et "tellement galéré" qu’elle mangeait "des pâtes avec des cubes de bouillon" a fini par conquérir des électeurs prêts à tout pour sauver leurs fins de mois, promettant à qui veut l’entendre que son parti "n’est plus celui d’avant". "Tout le travail de dédiabolisation mené par le RN depuis des années porte ses fruits", regrette Benjamin Saint-Huile auprès de L’Express. Pour le député sortant, Sandra Delannoy correspond ainsi "parfaitement au casting" plébiscité par le RN dans certains territoires : une candidate "peu connue en politique, qui ne revendique pas un historique Front National dur, au profil lisse et souriant, donnant le sentiment d’être ‘comme tout le monde’ et participant à cette idée du candidat anti-système".

"Certains électeurs ont été dupés par cette image renouvelée du parti. Même si, objectivement, ils ont surtout voté pour l’étiquette Bardella", estime-t-il. De fait, la candidate n’a pas organisé de meeting durant ces deux semaines de campagne, et son visage n’apparaît qu’en tout petit, en bas à gauche d’une affiche de campagne largement occupée par les visages de "Marine et Jordan". Lors d’une interview à la radio locale Canal FM, donnée le 30 juin, Sandra Delannoy admet même l’avoir emporté grâce à la campagne "réalisée par Jordan Bardella".

"Inconnue au bataillon dans la circonscription"

En cette semaine d’entre-deux tours, la nouvelle députée du Nord n’a pas souhaité répondre aux questions de L’Express sur son parcours, "préférant communiquer la semaine prochaine". Elle n’est pas la seule. Dans la 4e circonscription de Moselle, la candidate RN Océane Simon n’a, elle non plus, pas répondu à nos nombreuses sollicitations. Sa carrière politique est fulgurante : à 26 ans, la jeune femme a séduit 42,7 % des votants du territoire, quand son prédécesseur au RN Michel Rambour n’avait qu’obtenu un score de 21,2 % lors du premier tour des législatives il y a deux ans.

Comme Sandra Delannoy, cette Mosellane représente une nouvelle génération du parti, à l’aise avec les réseaux sociaux, récemment engagée en politique et issue de la société civile. Responsable départementale jeunesse du RN en Moselle, un temps investie aux côtés du député de Saint-Avold Alexandre Loubet, Océane Simon est également professeure de mathématiques, bénévole dans une association de sauvetage d’animaux et quintuple championne de France de kickboxing.

Le 28 juillet dernier, elle assurait au Républicain Lorrain "vouloir être une députée de terrain" - sur X (ex-Twitter), la candidate se met en effet en scène sur des marchés, des brocantes, à la fête de la musique locale ou juchée sur un tracteur, défendant ainsi la ruralité ou "l’agriculture française". Mais les obsessions du RN ne sont jamais très loin : quelques posts plus loin, elle retweete la proposition de "double-frontière" de Jordan Bardella, ou un message dénonçant la "submersion migratoire", illustré par des bateaux remplis de réfugiés.

"Ici, la banalisation du RN a fonctionné : les électeurs, qui ont le sentiment que leur situation économique ne fait que se dégrader, voient désormais le parti comme une alternative crédible et souhaitable. Ils voient ce type de candidate, pourtant inconnue dans la circonscription, et se disent ‘pourquoi pas ?’", décrypte Alain Marty, maire (LR) de Sarrebourg depuis 1989. L’homme connaît pourtant finement ses administrés. Selon lui, c’est bien à Jordan Bardella que ces derniers ont pensé dans l’isoloir. "Le RN aurait pu investir absolument n’importe qui à la place de Mme Simon, les scores auraient été les mêmes", estime-t-il.

Emilie Crenner, la candidate Ensemble de la circonscription, qui n’a récolté que 8 % des voix, abonde. "Océane Simon est inconnue au bataillon dans la circonscription, mais elle renvoie aux électeurs une image amicale, adoucie, banalise son parti sur les réseaux… Alors que sur le fond, elle ne fait que répéter le programme de Bardella, sans aller dans les détails des problématiques locales !", tacle-t-elle.

Pour Christèle Lagier, maître de conférences en sciences politiques à l’Université d’Avignon et spécialiste de l’électorat RN, le profil de ces candidates "en opposition avec les élites politiques les plus diplômées, les plus riches et les plus parisiennes" peut participer à séduire une certaine catégorie d’électeurs. "C’est une manière de ramener beaucoup de gens très éloignés de la politique, sur des critères totalement périphériques : la jeunesse, la beauté, la maîtrise des réseaux sociaux…", liste-t-elle. Mais selon la spécialiste, cette stratégie est également à double tranchant. "D’un côté, le RN mise des jeunes profils, issus de la société civile, soi-disant ‘proches’ des électeurs. Mais de l’autre, ces candidats qui montent très vite en responsabilité peuvent aussi s’illustrer par leur incompétence ou leur manque d’expérience".

"J’ai été au RSA, je suis mère célibataire"

Nombreuses sont ainsi les candidates RN inconnues, sans réelle expérience politique et malgré une très faible présence sur le terrain, à avoir raflé la mise dans certaines circonscriptions. Dans la 2e de Charente-Maritime, Karen Bertholom n’a pas réellement eu besoin de faire campagne pour motiver ses électeurs. Sans bagage politique, sans réunion publique ni présence remarquable sur les réseaux sociaux, et après quelques tractages dans les marchés locaux, cette mère célibataire de 44 ans, commerciale en grandes surfaces, a récolté 34,4 % des voix - un bon de près de 15 points par rapport au score de son prédécesseur du RN en 2022.

Dans la 2e du Loiret, la candidate RN Elisabeth Babin a même été élue sans faire campagne. Sans aucun passage sur le terrain, ni participation aux débats organisés par les médias locaux, la trentenaire a misé sur le seul nom de Jordan Bardella pour obtenir 32,91 % des suffrages. Habitante du département voisin d’Eure-et-Loir et candidate malheureuse dans la 4e circonscription de Martinique en 2017 (où elle avait obtenu 1,7 % des voix), puis dans le Loiret en 2022 (19,2 % des voix) la candidate se présente en 2019 sur son compte Facebook comme "une femme, une épouse, une amante, une mère et une maîtresse de maison", exprime son soutien avec les gilets jaunes dès novembre 2018, s’affiche à des événements en compagnie de Marine Le Pen ou aux côtés de son conjoint Aleksandar Nikolic, chef de file du Rassemblement National en Centre-Val de Loire. Sans présenter plus de programme, elle a fait bondir le score du RN de près de 14 points en deux ans sur le territoire.

D’autres candidates, parfois plus identifiées dans leur circonscription et politisées de longue date, misent également sur leur proximité avec les électeurs. Dans la 5e circonscription de l’Hérault, la députée sortante Stéphanie Galzy confiait ainsi à nos confrères de Midi Libre en mai 2022 : "L’enjeu aujourd’hui, c’est que les électeurs puissent porter quelqu’un qui leur ressemble à l’Assemblée nationale, qui connaît les difficultés à boucler les fins de mois".

"La colère des Français, je la connais aussi car j’ai été au RSA, je suis allée avec les gilets jaunes et je suis une mère célibataire. Toutes ces choses pas suffisamment prises en considération, je pense que je suis légitime pour les porter, et dire aux électeurs ‘Je vous comprends’", complétait-elle alors, martelant vouloir "défendre la voix des plus faibles". La stratégie s’est avérée payante : après avoir été élue députée une première fois en 2022, cette ancienne conseillère bancaire, membre du RN depuis 2014, est arrivée en tête de sa circonscription le 30 juin, avec 48,9 % des voix dès le premier tour.

"Processus d’identification"

Pour le sociologue Félicien Faury, auteur du livre Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Le Seuil, 2024), la mise en avant des profils de mères célibataires, issues de la société civile, passées par le RSA ou le mouvement des gilets jaunes, "à l’image d’une certaine fraction de l’électorat féminin du RN", peut induire un "certain processus d’identification qui encourage au vote". "Mais le genre, l’âge ou l’origine d’un candidat ne suffisent pas à eux seuls pour faire élire quelqu’un : cela doit s’accompagner de discours ciblés par rapport à une situation donnée, d’où l’importance de communiquer sur une expérience vécue par exemple, ce qui peut très bien fonctionner", explique-t-il. Alors que 32 % des femmes ont voté pour le RN en 2024, contre 17 % en 2022, le sociologue insiste sur ce qu’il appelle "l’effet Marine Le Pen", qui passe "indubitablement par une féminisation du parti et une stratégie de communication moins viriliste, moins opposée aux droits des femmes".

La précarisation des emplois dans le secteur du soin - majoritairement occupés par des femmes -, et la dégradation des services publics, notamment dans les domaines de la santé ou de l’école, sont d’autres pistes étudiées par le sociologue pour expliquer le vote massif des femmes pour le RN. "Il existe beaucoup d’inquiétudes de la part des électrices sur ces thématiques, largement reprises par le RN, en plus des thèmes classiques de la sécurité et de l’immigration", rappelle le chercheur, qui estime que ce travail de normalisation pourrait avoir un réel impact sur ce second tour des élections législatives. "Cela pourrait notamment permettre de convaincre certains électeurs de droite ou du centre, rassurés par le caractère respectable des personnalités présentées par le RN dans leur circonscription", fait-il valoir.