"Il faut apprendre, et vite" : menacée d'être ingouvernable, la France va-t-elle réussir à passer en mode "coalition" ?
« Notre programme, rien que notre programme, mais tout notre programme ! » Les mots scandés par Jean-Luc Mélenchon dimanche dernier, quelques minutes après la victoire aussi relative qu’inattendue du Nouveau Front populaire, ont fait se lever quelques sourcils circonspects. Comment, avec seulement 182 députés sur 577, le leader des Insoumis pouvait-il fixer d’emblée un tel cap, à la fois exigence (envers Emmanuel Macron, sommé de lui ouvrir sur-le-champ les portes de Matignon) et promesse (envers ses électeurs) ?
Au-delà de la forme, qui renvoie aux excès habituels du “mélenchonisme”, cette sortie illustre aussi et surtout l’inculture française en matière de coalitions transpartisanes. « Cela est essentiellement dû au fait que les élections législatives suivent la présidentielle, hors dissolution anticipée comme celle à laquelle nous venons d’assister », souligne Jan Rovny, professeur au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po Paris.
Une « culture du compromis » qui reste à bâtirAvant même l’abandon du septennat et le passage au quinquennat, en 2000, François Mitterrand avait d’ailleurs provoqué une dissolution post-présidentielle, en 1981 et 1988, afin de modeler une Assemblée à sa main. « Dans cette configuration, le camp vainqueur de la course à l’Élysée décroche logiquement, dans la foulée, une majorité nette et absolue en nombre de députés, afin de pouvoir appliquer sa politique. 2022 était jusque-là la seule exception récente », ajoute l’enseignant.
Autre facteur de poids : le « contrôle exercé par le parti présidentiel sur le Parlement », selon les mots de Jan Rovny, est encore accentué par le mode de scrutin français – uninominal majoritaire à deux tours –, qui réduit sensiblement les risques d’éparpillement dans l’hémicycle.
Ce qui semble (très) inhabituel chez nous est pourtant d’une banalité absolue dans de nombreux pays européens. En Belgique, Allemagne, Pays-Bas, Italie, Slovaquie, Suède ou encore Finlande, les gouvernements bigarrés sont la norme. Même l’Espagne, longtemps marquée par le bipartisme et l’alternance Parti socialiste (PSOE) / Parti populaire (PP), a dû s’y convertir en 2015, suite à la montée en puissance des libéraux de Ciudadanos et des radicaux de gauche de Podemos.
Dernier exemple en date : à l’été 2023, les socialistes, minoritaires, ont dû aller chercher l’appui de la plateforme d’extrême gauche Sumar et de partis régionaux, parmi lesquels les indépendantistes catalans, pour rester au pouvoir.
« Dans l’immense majorité des cas, c’est la combinaison du régime parlementaire et du scrutin proportionnel qui rend indispensable la formation de coalitions. »
Jan Rovny
Par ricochet, ce même système conditionne l’émergence – ou pas, comme en France – d’une « culture du compromis ».
Jan Rovny, encore : « Prenons l’exemple des Pays-Bas, qui ont un fonctionnement extrêmement proportionnel, dans lequel il est impossible d’envisager la domination incontestée d’un seul parti sur tous les autres. Dès la campagne, chaque camp se tourne vers des partenaires potentiels en leur tendant la main, avec la certitude qu’ils vont devoir travailler ensemble s’ils veulent gouverner. »
Souplesse, ouverture… et patienceDans ce schéma-là, « les programmes initiaux sont en quelque sorte provisoires. Ils sont conçus et présentés en sachant dès le départ que leur contenu va évoluer en fonction des résultats et des coalitions qui seront créées après. Parfois même, avant le scrutin, un parti annonce qu’il envisage de s’associer avec telle force concurrente, et pas avec telle autre. Ce sont des choix stratégiques, qui sont parfaitement compris par les électeurs. »
Cette dynamique de rassemblement suppose de savoir lâcher du lest sur un point, pour espérer obtenir gain de cause sur un autre, dans un « donnant-donnant » qui semble encore bien éloigné des us et coutumes hexagonaux.
« Pour donner une image, illustre le spécialiste du CEE, c’est un peu comme dans une relation de voisinage. Si vous avez prévu de mettre un arbre à un endroit donné, mais que votre voisin n’est pas d’accord, l’idée est de dire : “est-ce que l’on peut négocier pour voir s’il est possible de le déplacer de quelques mètres et de le planter un peu plus loin ?” Cela exige forcément un peu de souplesse et d’ouverture. » Mais aussi, souvent, de la patience, le temps que les tractations aboutissent.
541 jours pour former un gouvernement en BelgiqueEn 2023, il a ainsi fallu six mois à l’extrême droite néerlandaise pour toper avec trois autres forces de droite. Les “champions” en la matière sont les Belges, qui ont vécu… 541 jours sans gouvernement de plein exercice en 2010-2011. Nos voisins viennent tout juste de repartir pour un tour : ce mercredi, un mois déjà après les dernières élections, cinq partis se sont mis d’accord pour entamer des négociations autour des nationalistes conservateurs flamands. Dans l’intervalle, l’exécutif sortant se charge, selon la formule consacrée, d’expédier les affaires courantes.
Question : la France peut-elle vraiment franchir le pas ? À voir les différentes composantes du Nouveau Front populaire s’écharper autour de l’identité de l’éventuel Premier ministre issu de leurs rangs, ou Renaissance se fracturer entre pro et anti-rapprochement avec LR, le doute est permis.
« Moi j’y crois », affirme pourtant Jan Rovny, qui tire notamment son optimisme de la récente séquence d’entre-deux-tours. « On a vu que la gauche et l’ex-majorité présidentielle pouvaient s’organiser rapidement et efficacement sur les désistements. C’est la preuve qu’ils sont capables de se parler et de s’organiser, au-delà des clivages habituels. » À ceux qui s’inquiètent de ce passage obligé en terre inconnue, l’enseignant répond qu’« il faut apprendre, et vite. Mais c’est une belle opportunité à saisir ».
Stéphane Barnoin