Virus de la polio détecté à Gaza : "La guerre met à mal la lutte contre les épidémies"
Après avoir constaté une explosion des cas d’hépatite A dans la bande de Gaza, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé mi-juillet avoir détecté le virus de la poliomyélite dans six prélèvements effectués dans le territoire palestinien. Une situation "très préoccupante" selon l'épidémiologiste Antoine Flahault, professeur à l'Institut de santé globale, à Genève.
"Préoccupante" pour Gaza d'abord, qui traverse une grave crise sanitaire, privé d'une majorité de ses structures sanitaires, d'eau et de médicaments. "Préoccupante" pour Israël et la lutte mondiale contre les épidémies, ensuite, car les épidémies ne s'arretent jamais aux frontières, aussi surveillées soient-elles. Sans solidarité internationale, les nations ne peuvent rien, ou presque, contre les maladies, rappelle le spécialiste.
L’Express : La poliomyélite avait disparu des territoires palestiniens depuis 1999, et semblait sur le point d’être éradiquée à l’échelle de la planète. Risque-t-elle de se propager à nouveau ?
Antoine Flahault : Pour l’instant, aucun cas de poliomyélite n’a été détecté à Gaza, il ne s’agit que de traces repérées dans les eaux et les sols sur place. Il n’est donc pas possible de dire que la maladie a fait son retour, dans le sens où elle ne semble pas circuler chez l’homme, du moins de ce que l’on sait. Mais la situation est très préoccupante. Autant d’échantillons positifs font courir un risque élevé de diffusion de la maladie. Or celle-ci touche en particulier les enfants, et peut provoquer des paralysies irréversibles. Ces dernières peuvent s’avérer mortelle dans 5 à 10 % des cas. Une telle résurgence serait donc dramatique.
Le territoire palestinien, entièrement pilonné par l’armée israélienne depuis les attentats du 7 octobre perpétrés par le Hamas, a-t-il les moyens de faire face ?
Difficilement. Les bombardements israéliens ont détruit la majorité des infrastructures sanitaires, des hôpitaux aux usines de traitement des eaux. La population locale est donc particulièrement exposée aux catastrophes sanitaires. De plus, si la couverture vaccinale de la population palestinienne était suffisante pour tenir la maladie à distance ces dernières années, elle a dû se dégrader fortement depuis le début de la guerre.
En Israël, plusieurs médecins réputés se sont inquiétés de voir la maladie ressurgir dans leur propre pays. Est-ce possible ?
Il arrive régulièrement que le virus soit détecté en Israël. Ce fut le cas en 2013. 87 échantillons s’étaient avérés positifs, à 26 endroits différents, dans le sud et le centre du pays. C’est d’ailleurs aussi le cas dans d’autres pays développés, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, où le virus a également été détecté en 2022. A chaque fois, une très forte couverture vaccinale a permis d’éviter une reprise épidémique. Mais aucun pays n’est immunisé à vie.
Tant qu’une maladie n’est pas totalement éradiquée, la pression demeure. Les autorités israéliennes, dans leur politique très dure de représailles vis-à-vis de la population palestinienne, prennent ainsi le risque d’un retour du boomerang sanitaire sur leur propre population. C’est vrai pour la poliomyélite, dont la menace est, de fait, plus forte depuis les bombardements. C’est aussi vrai pour l’ensemble des maladies qui profitent déjà de la crise sanitaire causée par la guerre à Gaza.
La poliomyélite, comme le choléra, se transmet par contact avec les matières fécales et l’eau contaminée. Comment pourrait-elle revenir en Israël, dont les infrastructures hydriques sont très développées ?
Les deux maladies partagent ces caractéristiques de transmissions. Mais si le choléra est la maladie de l’insalubrité par excellence, c’est moins vrai pour la poliomyélite, beaucoup plus résistante dans l’environnement.
Ainsi, si on a pu se débarrasser du choléra dans les pays développés par l’assainissement de l’eau, c’est bien la vaccination qui fait qu’aujourd’hui, la plupart des pays dans le monde sont débarrassés de la poliomyélite.
La poliomyélite est la cible d’un programme d’éradication mondiale de l’OMS, actif depuis les années 1980. Le 11 octobre 2023, Ursula von der Leyen croyait enfin entrer dans la dernière ligne droite, et déclarait : "Nous sommes sur le point de faire disparaître la poliomyélite de la surface de la Terre". S’est-elle emballée ?
Ce qu’a dit la présidente de la Commission européenne est toujours vrai. Nous sommes très proches de l’éradication de la poliomyélite de la planète, malgré quelques poches de résurgences très localisées, et une grande circulation dans deux pays, le Pakistan et l’Afghanistan. Mais en matière de lutte contre les maladies infectieuses, rien n’est jamais acquis. Seule une couverture vaccinale très élevée pourrait permettre d’éradiquer les virus de la poliomyélite de la planète. Elle n’est pour l’heure pas encore suffisante.
Il faut tout de même saluer ces efforts, soutenus par les Etats membres de l’OMS, et plusieurs organisations philanthropiques, comme la fondation Bill et Melinda Gates. Ils ont permis d’apporter des vaccins de qualité à quasiment tous les enfants de la planète, sans conditions de ressources. Malheureusement, ces actions se retrouvent trop souvent entravées par des conflits armés, les destructions et les déplacements de populations qu’ils entraînent. Les guerres créent des conditions propices à la résurgence et la propagation de maladies infectieuses, et sapent les efforts mondiaux. La poliomyélite n’en est qu’un exemple.
Paradoxalement, si les vaccins sont la solution, ils sont aussi en partie le problème, et ont aussi contribué aux résurgences observées ces dernières années…
Vous avez en partie raison. Il existe actuellement deux types de vaccins. Un injectable, et un oral. Le premier prévient de tout risque de paralysie poliomyélitique. Le second, moins cher, plus facile à administrer dans les zones peu dotées en infrastructures sanitaires, immunise, mais a aussi la particularité de réduire le portage de la maladie, et donc le risque qu’elle persiste, dans la population ou dans l’environnement. Cependant, il est fabriqué à partir d’un virus atténué, qui peut continuer à vivre dans le corps des vaccinés.
Dans de très rares cas, le pathogène amoindri arrive à muter, ou à se recombiner avec d’autres virus, et redevient virulent. Ce qui peut alors donner lieu à l’émergence de nouvelles souches. Celle qui circule à Gaza [NDLR : PVDVc2] est elle-même dérivée du vaccin. Ce fût aussi le cas en Indonésie, où des contaminations de la sorte ont été détectées. Depuis 2016, l’OMS invite à ne plus utiliser le vaccin oral, pour éviter l’apparition de ces nouveaux virus, mais beaucoup de pays continuent d’administrer ce produit, car il protège tout de même ceux qui en bénéficient.
Mais l’urgence n’est pas d’empêcher l’utilisation de ces vaccins imparfaits. Au contraire, il faut plutôt faire en sorte que tout le monde puisse avoir une dose, malgré le regain de tensions et les crises actuelles. L’objectif, bien que particulièrement ambitieux, a déjà été atteint une fois, contre la variole, ce qui a permis son éradication dès 1980. C’est d’ailleurs dans l’euphorie de cette victoire que les Etats membres de l’OMS ont ensuite décidé de s’attaquer à la poliomyélite. Nous y sommes presque. Mais sans une grande solidarité internationale, nous n’y arriverons pas.