Martial Solal : l’itinéraire d’un musicien pétri de dons
La renommée de Martial Solal dépasse, depuis des lustres, les frontières du jazz – si tant est que cette musique qui a nourri le siècle dernier possède encore des limites, ce qui semble aujourd’hui de plus en plus improbable. Mais là n’est pas le sujet. Le pianiste légendaire vient de publier son autobiographie à 97 ans.
Pianiste virtuose, compositeur, improvisateur stupéfiant par son imagination et son sens de l’harmonie, Solal a survolé son temps avec, le plus souvent, une longueur d’avance. Hormis les grands créateurs tels Charlie Parker, Miles Davis, John Coltrane, ou, pour rester dans le domaine pianistique, Art Tatum ou Cecil Taylor, nul mieux que lui n’a su intégrer les acquis et les innovations, pour les faire siens, les dépasser et les intégrer à sa propre esthétique. Celle-ci a pour moteur principal l’innovation. Aussi est-il malaisé de choisir, dans une œuvre abondante et multiforme, un morceau, une période. La discographie figurant en annexe de son autobiographie en offre pourtant la possibilité. Un précieux document pour les amateurs.
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Parvenu à l’âge vénérable de quatre-vingt-dix-sept ans, Martial se penche sur son passé, en déroule les méandres. Souvenirs, anecdotes, révélations, confidences se succèdent, s’entremêlent dans une autobiographie dont le titre, Mon siècle de jazz, n’est nullement usurpé.
Né à Alger le 23 août 1927, Martial entreprend des études de piano avant de découvrir le jazz sur les ondes de Radio Alger. Nous sommes en 1942. Il a juste quinze ans et ignore tout de cette musique qui le change de Mozart et de Vivaldi. Elle va l’absorber corps et âme au point qu’il va y consacrer sa vie.
Un « amour immodéré de la bougeotte »
Cette existence, il la parcourt ici « à sauts et à gambades », comme eût dit Montaigne, au fil de la plume, sans grand souci de la chronologie. Preuve qu’en tous domaines, c’est la liberté qui prime. Sans entrer dans le détail, mission quasiment impossible, on en retiendra que, nanti, déjà, d’une solide réputation acquise grâce à ses émissions à la radio de sa ville natale, il s’établit à Paris dès vingt-deux ans, en 1950. C’est là qu’il va parachever son apprentissage jalonné de péripéties, de moments fastes alternant avec des périodes de vaches maigres. Sa maîtrise instrumentale s’accroît tandis que s’affirme son souci constant de rester soi-même, sans rien devoir à quiconque.
Le récit de cette période parisienne est jalonné de rencontres, d’anecdotes qui s’enchaînent au fil des souvenirs. Vie privée et sentimentale, passions amoureuses parfois tumultueuses, vie professionnelle qui va le conduire au zénith du jazz mondial, portraits souvent persillés d’humour et témoignant d’un sens aigu de l’observation, tout cela s’enchaîne, se chevauche, s’entremêle sans que l’intérêt faiblisse. Ainsi participe-t-on « de l’intérieur » à l’essor d’un pianiste qui quittera bientôt le tabouret du Club Saint-Germain, longtemps sa « résidence parisienne principale », pour parcourir le monde entier, notamment les États-Unis, où il résidera à maintes reprises, donnera des concerts d’anthologie et sera célébré à sa juste valeur.
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L’heure du bilan coïncide avec celle de la stabilité enfin trouvée sur tous les plans, et d’abord sur le plan familial, avec la rencontre d’Anna, la « femme ultime », au sens que Raymond Abellio donne à cette expression. D’un premier mariage est né, en 1952, Eric, qui fera de Martial un heureux grand-père. Mais c’est Claudia, fruit de son union avec Anna et chanteuse de grand talent, qui portera son bonheur à son comble. Non seulement elle fera un temps partie de sa formation, mais elle donnera naissance à une petite Amalia, adorée par son grand-père.
Coda
La boucle est bouclée. A l’heure du bilan, force est de constater que, sur le plan artistique, ce globe-trotter impénitent n’a pas varié d’un iota. Évoquant, au début de son livre, son apprentissage du jazz, il raconte : « Je n’écoutais jamais de disques. Je ne voulais ressembler à personne, pas même à ceux que j’admirais ». Plus loin, « Mon ambition était de faire évoluer le jazz : il va lui falloir, s’il veut durer, passer, sur le plan harmonique, de Mozart à Debussy ». Quoique l’on puisse penser d’une telle assertion qui ferait un beau sujet de dissertation pour étudiants en musicologie, force est de constater qu’elle témoigne, chez son auteur, d’une belle constance.
La guirlande de Martial
Qui ne se souvient de Julie d’Angennes, la divine Julie, fille de Madame de Rambouillet ? Elle inspira, au XVIIe siècle, la Guirlande de Julie, recueil poétique à sa gloire. Le livre de Martial Solal suscite, mutatis mutandis, une telle ferveur. Une couronne de textes divers sert de prélude à ces mémoires, chacun des intervenants proposant un éclairage original. Parmi eux, tout d’abord, Alain Gerber, auteur d’une préface, « A bride abattue », où éclate, une fois encore, son art de camper corps et âme un personnage, de le faire vivre avec une telle vérité que le lecteur éprouve une impression unique de proximité, voire de familiarité. Gerber connaît Solal et son œuvre comme les bouts de bois de sa propre batterie. Il lui a déjà consacré, avec Alain Tercinet, un coffret de la collection The Quintessence, en 2014, chez le même éditeur, Patrick Frémeaux. Ce dernier évoque ici des souvenirs personnels tandis que le pianiste Laurent de Wilde et le critique Franck Bergerot joignent leurs louanges et leurs analyses à ce florilège illustré de plusieurs photographies. Fût-on ou non amateur de jazz, difficile d’être plus exhaustif. Et, pour tout dire, plus passionnant.
Martial Solal, Mon siècle de jazz, préface d’Alain Gerber, Frémeaux & Associés,153 pages, 20 €.
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