“Blackouts” de Justin Torres, une histoire lumineuse de l’homosexualité il y a 100 ans
Le narrateur de Blackouts n’a “pas de travail, pas de diplôme et pas de royaume, pas le cœur à l’ouvrage, pas de souteneur”. Il traverse les États-Unis d’est en ouest en car pour rejoindre Juan, un homme plus âgé qu’il a rencontré pendant son séjour à l’hôpital psychiatrique alors qu’il était encore adolescent. Juan vit désormais au Palais, une institution mystérieuse plantée au milieu du désert. Terrassé par une maladie qui ne dit jamais son nom – mais sur laquelle plane l’ombre du sida –, il vit ses derniers jours. Chaque nuit, le narrateur vient lui rendre visite et les deux hommes discutent, les langues déliées par l’obscurité et la chaleur assommante du désert.
Commence alors une variation expérimentale, intergénérationnelle et passionnante des Mille et Une Nuits : en se racontant mutuellement leurs histoires (“Raconte-moi une de tes histoires de putes”, implore Juan), les deux hommes éloignent le spectre de la mort. Et Juan transmet à son cadet sa fascination pour Sex Variants: A Study of Homosexual Patterns, une étude menée dans les années 1930 auprès d’un échantillon d’homosexuel·les. Un travail mené à l’origine par une chercheuse lesbienne, Jan Gay, avant d’être accaparé par le docteur George W. Henry, qui s’est servi des nombreux témoignages recueillis pour pathologiser les identités queer – et a fait disparaître au passage le nom de Gay.
Torres reproduit dans Blackouts des pages de l’étude tout en prenant soin de barrer et de noircir des pans entiers du texte. Ce caviardage lui permet d’évacuer le jargon médical, les mots qui jugent, afin de dessiner une histoire de l’homosexualité dans les années 1920 et 1930, “une époque où beaucoup de choses restaient à définir”. Parfois, il n’en laisse que quelques mots qui forment des poèmes d’outre-tombe. Blackouts devient alors un palimpseste fascinant sur lequel l’auteur fait apparaître des histoires enfouies par des décennies de censure. Torres raconte avoir découvert cet ouvrage dans une boîte à livres lors qu’il travaillait dans une librairie. Les témoignages de ces hommes et de ces femmes anonymes, ainsi que les photos où on les voit nu·es, le fascinent immédiatement.
L’auteur nous confie qu’il vivait alors dans les remous du succès fulgurant de son premier roman Vie animale (Éditions de l’Olivier, 2012), un court récit dans lequel il raconte une enfance tourmentée dans un milieu fauché et parfois violent. On y retrouve l’urgence de dire d’écrivain·es comme David Wojnarowicz. Le texte fait l’objet d’une adaptation au cinéma en 2018 par Jeremiah Zagar ; cette médiatisation soudaine s’avère difficile pour le jeune auteur, qui ne se sent pas à la hauteur et va se lancer à corps perdu dans des recherches sur la vie de Jan Gay et sur Sex Variants. “Je ne trouvais que des fragments de cette histoire, explique-t-il. J’ai tenté beaucoup de choses pour écrire ce roman, jusqu’à ce que je me rende compte que ce qui m’avait tant fasciné dans ce livre, c’était la frustration et la tentative impossible de dialoguer avec une histoire queer qui a été censurée si souvent. Alors au lieu de remplir les trous dans l’histoire, j’ai décidé de les rendre encore plus visibles.”
Pendant l’une de leurs conversations nocturnes, Juan imagine, pour amuser le narrateur, le scénario d’un film autour de la vie de Jan Gay. Il le nomme The Opening of a Door et chaque scène commence par le plan d’une main sur une poignée de porte. À de nombreux égards, Blackouts fonctionne de la même manière, empilant les couches de fiction jusqu’à brouiller complètement la frontière entre réalité et invention, ouvrant une porte après l’autre. “Quand j’ai sorti mon premier livre, explique Torres, les gens étaient très intéressés par ce qui était autobiographique dans ce que je racontais de ma famille. Pour celui-ci, je me suis amusé à le rendre méta, à flouter toutes les frontières entre fiction et réalité, et à commenter ce que j’étais en train de faire. Jusqu’à ce que le lecteur abandonne et accepte de ne pas savoir !”
Torres pousse ce jeu à son paroxysme en recopiant dans Blackouts une nouvelle écrite pour le New Yorker en 2016 et en l’agrémentant des critiques acerbes et drôles de Juan. Tout au long du roman, ce dernier encourage le narrateur à être plus empathique et à puiser dans l’histoire littéraire pour approfondir son talent. Blackouts cite pêle-mêle Rimbaud, Oscar Wilde, la Bible et des études sur le racisme qui vise les Portoricain·es (les deux personnages, comme l’auteur, ont des parents originaires de l’île des Caraïbes).
Au fil des pages, le narrateur et Torres lui-même gagnent en légèreté et en finesse. “Chéri, tranche Juan quand son ami s’apitoie sur son sort, la seule chose pour laquelle quelqu’un devrait se sentir gêné, c’est de trop se prendre au sérieux.” Les lecteur·rices sont toujours impliqué·es, invité·es à aller revoir une photo glissée plus tôt dans l’ouvrage ou à lire les légendes qui les accompagnent et sont commentées à la fin du livre, à avoir un regard critique sur l’écriture, sur l’art et sur une histoire écrite par les dominants. Là où l’archive est froide, objective, parfois frustrante, la littérature est en perpétuel mouvement, elle est le lieu de toutes les réinventions. Il fallait une œuvre aussi unique pour nous le rappeler avec autant de malice et de clarté.
Blackouts de Justin Torres (Éditions de l’Olivier), traduit de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux, 336 p., 25,50 €. En librairie.