Matignon : le gouvernement démissionnaire toujours en place au-delà du raisonnable ?
Trop longtemps tapie dans l’ombre de la flamme olympique, la politique revient en cette rentrée sur le devant de l’actualité. L’identité du prochain locataire de Matignon n’en finit pas d’interroger alors que l’imprudente dissolution de l’Assemblée nationale a eu pour conséquences de relativiser un peu plus la majorité présidentielle jusqu’à en faire une minorité et, corollairement, d’entraîner la démission du gouvernement Attal.Réduit à expédier les affaires courantes, le gouvernement démissionnaire n’en a pas moins pris près de 1.500 textes réglementaires depuis le 16 juillet. « Le volume de cette production normative n’est pas si important, relativise Mathieu Carpentier, professeur de droit public à l’université de Toulouse Capitole. Au 2 septembre, on comptait 1.468 textes pris par l’exécutif (dont 328 décrets), soit 1.000 de moins qu’en 2023 à la même époque. Si on laisse de côté les arrêtés ministériels, pris pour l’organisation du service et en général peu sensibles et qu’on se concentre sur les décrets, qui sont les textes les plus importants et potentiellement les plus sensibles, la plupart portent sur des nominations avec très peu de décrets réglementaires. Ces nominations à des emplois divers et variés, et politiquement peu sensibles (sous-préfets, professeurs d’université, directeurs généraux d’établissements publics…) sont effectuées par décret du président de la République sans contre-seing ministériel (bien que le plus souvent sur proposition d’un ministre) : il n’y a là rien de bien surprenant. »
Recours« Il y a bien eu, poursuit-il, quelques décrets en Conseil des ministres, ce qui peut surprendre le profane, dès lors que le Conseil des ministres ne s’est pas réuni depuis le 16 juillet. En réalité il s’agit uniquement de nominations d’ambassadeurs, qui ont été décidées avant la démission du gouvernement, mais qui, conformément à la procédure habituelle, ont été tenues secrètes jusqu’à ce que le pays hôte ait délivré l’accréditation. D’où ces décrets pris tardivement, plusieurs semaines ou mois après la délibération en Conseil des ministres. Enfin, en matière réglementaire, une dizaine de décrets tout au plus sont parus après la démission du gouvernement. Certains ont fait l’objet de recours, tel celui du 19 juillet 2024 relatif au traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé “Données opérationnelles de cyberdéfense”, dont le caractère d’ "affaire courante" est, il est vrai, discutable. Il est probable cependant que le gouvernement invoquera l’urgence eu égard aux impératifs de l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. »
Avec le temps, le périmètre de ces affaires urgentes pourrait gagner du terrain. « Plus le gouvernement démissionnaire sera maintenu, plus son activité se rapprochera, par l’effet de l’urgence, de celle d’un gouvernement de plein exercice jusqu’à aborder des affaires politiques les plus pressantes comme le budget », prévient le constitutionnaliste.
Pompidou I et IIOn n’en est pas encore là même si la démission du gouvernement Attal commence à dater. « Il convient, note Mathieu Carpentier, de distinguer deux types de situation. La plus courante est la démission spontanée d’un gouvernement, soit après une élection nationale, soit pour tout autre raison. Sous la Ve République, la plus longue attente avant la nomination d’un nouveau gouvernement était jusque-là de neuf jours… Sous la IVe République, en 1953, le gouvernement de Joseph Laniel avait, lui, attendu 38 jours avant de succéder à celui de René Mayer. La seconde situation, plus rare, est la démission provoquée par une motion de censure comme ce fut le cas, le 5 octobre 1962, pour le premier gouvernement Pompidou. Dans ce cas, le Conseil d’Etat juge que le gouvernement est considéré démissionnaire dès l’adoption de la motion de censure. En 1962, celle-ci avait été suivie d’une dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles élections législatives (outre une campagne référendaire), c’est pourquoi le gouvernement Pompidou I était resté démissionnaire plus de deux mois avant d’être remplacé le 6 décembre par le gouvernement Pompidou II. »
A bientôt deux mois, et dans un tout autre contexte, l’actuelle période transitoire interpelle forcément : « Lorsque la démission d’un gouvernement est “spontanée” et non suivie d’une élection, un si long délai paraît déraisonnable. Dans un tel cas, le président de la République peut ou refuser la démission ou nommer un nouveau Premier ministre susceptible d’agréger postérieurement une coalition. En l’occurrence, devant attendre juillet 2025 pour une éventuelle nouvelle dissolution, Emmanuel Macron aurait déjà dû nommer un Premier ministre et les autres membres du gouvernement sur proposition de celui-ci comme en dispose l’article 8 de la Constitution dont la conjugaison au présent de l’indicatif a valeur d’impératif. »
BudgetLe temps presse. Et avec la reprise de la session ordinaire, le 1er octobre au plus tard, de la nouvelle Chambre basse, les députés ne manqueront pas de rappeler Emmanuel Macron à ses devoirs et ce, d’autant plus qu’il y a des échéances financières à respecter. « Si le budget n’est pas adopté dans les temps, reprend le constitutionnaliste, le gouvernement peut déposer un projet de loi partiel comprenant la première partie de la loi de finances, le vote de la seconde partie intervenant au début de l’exercice suivant. A défaut, il peut faire adopter un projet de loi spéciale l’autorisant à percevoir les impôts prévus par la loi fiscale et à ouvrir les crédits applicables aux seuls services votés (c’est-à-dire, grosso modo, la reconduction des crédits ouverts lors de l’exercice précédant). »Et d’insister : « Un gouvernement démissionnaire ne peut pas présenter de budget car ce sont autant d’arbitrages éminemment politiques. Or, Emmanuel Macron est face à un trilemme. Nommer à Matignon une personnalité désignée par l’un des blocs de l’Assemblée, comme, par exemple, Lucie Castets, c’est reconnaître sa défaite alors même qu’elle s’expose à une motion de censure. Nommer une personnalité extérieure aux trois blocs forts comme Xavier Bertrand ou Bernard Cazeneuve, apparaîtrait comme un débauchage de plus. Nommer un gouvernement “quasi technique" ou issu de la société civile conforterait l’image d’un Premier ministre simple collaborateur du président de la République. La solution est sans doute que le chef de l’État s’efface et laisse les partis trouver entre eux une issue. Mais deux mois ont déjà été perdus… »Emmanuel Macron, soucieux comme ses prédécesseurs de son héritage, est-il prêt à voir sa très controversée réforme des retraites détricotée ?
Jérôme Pilleyre