Le modèle de l'hypermarché est "un paquebot qui coule lentement" selon l’économiste Philippe Moati
Tandis que plus de 300 hypermarchés Casino avaient été rachetés en début d’année par les groupes Intermarché, Carrefour et Auchan, ce dernier a annoncé, mardi 5 novembre, la suppression de près de 2.400 postes et de trois hypers. Tout sauf une surprise pour Philippe Moati, professeur d’économie à l’Université Paris Cité et cofondateur de l’Observatoire Société et Consommation.
Les annonces faites par Auchan vous ont-elles étonné ?
Non, on y était préparé puisque l’année 2023 s’était soldée par un décompte très défavorable et que le premier semestre était aussi catastrophique avec près d’un milliard d’euros de perte, donc il fallait faire quelque chose. Ce qui peut étonner, c’est l’ampleur du plan social.
Pour Auchan, il faut réduire les coûts, ajuster le parc en se séparant des magasins qui ne sont pas rentables… Il vaut mieux se couper les membres gangrenés avant qu’ils ne viennent toucher l’ensemble du corps.
Le plan est d’ampleur mais sera-t-il suffisant ?
Pas sûr car quand on est exsangue et qu’on n’a plus de moyens, c’est difficile de rebondir. Il faut réinvestir dans les prix, rajeunir les magasins, refaire de la com’et tout cela, ça coûte. Cela va dépendre de l’actionnaire, de s’il est prêt à mettre au pot car si ce n’est pas le cas, le remède sera pire que le mal.
Avant cela, il y avait déjà eu Casino et Cora ?
Pour Cora, il y avait déjà une alliance avec Carrefour au niveau des achats donc c’est un peu le dernier épisode d’une longue histoire. Pour Casino, c’est plus dramatique car c’est un effondrement financier du groupe qui a dû se séparer d’une très grosse partie de ses magasins. Mais dans les deux cas, il y a un appétit de croissance de ceux qui restent. C’est un peu l’idée consubstantielle de la grande distribution, à savoir que plus on est gros, plus on est compétitif. À ce réflexe conditionné s’ajoute un autre facteur qui est que l’on approche de la fin de partie. Avec le zéro artificialisation nette, il est clair que l’on créera de moins en moins de magasins et donc on se dépêche de prendre ce qu’il y a.
Ces événements changent-ils le paysage de la grande distribution française??
Mécaniquement, la chute de Casino modifie la répartition des parts de marché mais cela ne va pas changer la face du monde. Se pose tout de même la question de la couverture géographique du territoire et on risque d’assister à un grand Meccano avec une redistribution des cartes entre les acteurs du secteur.
Les consommateurs ont-ils quelque chose à craindre de ces mouvements ?
Les acteurs ne sont pas nombreux et ils leur arrivent de s’allier pour les achats de manière épisodique, mais malgré tout il y a une concurrence viscérale dans ce secteur, donc à mon avis, il n’y a pas trop de craintes à avoir. Enfin, pour l’instant…
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Dans ce paysage, on voit que Leclerc et Intermarché mènent la danse avec un système de magasins indépendants. Qu’est ce qui explique leur réussite ?
Chaque magasin est exploité par son propriétaire, donc cela peut générer un plus grand engagement entrepreneurial. Et puis les personnes à la tête de ces magasins sont des gens enracinés localement et ils ont peut-être plus de capacité à comprendre la spécificité du territoire, en termes de demande de la clientèle, de potentialité de fournisseurs locaux. Ils sont peut-être plus à même de mettre en place en magasin une offre adaptée à la demande.
On l’a vu hier, c’est plus difficile pour les groupes dits intégrés comme Carrefour ou Auchan…
Chez Auchan, cela fait plusieurs années que l’on sentait de vraies difficultés car le groupe possède essentiellement de grands hypermarchés qui, aujourd’hui, sont le format malade de la grande distribution, car plus du tout adapté. Carrefour, de son côté, a déjà engagé il y a quelques années une réduction de la taille de ses hypers et a surtout un portefeuille de concepts et de formats très diversifié, jusqu’aux petites épiceries de quartier, les Potager city, qui viennent d’être lancées.
Vous évoquez les difficultés de la grande distribution. A-t-elle encore un avenir et si oui, lequel ?
Cela fait des années que je parle de crise de l’hypermarché mais je n’ai jamais parlé de sa disparition. C’est un paquebot qui coule lentement. Elle a des atouts, comme le choix, la possibilité de massifier ses achats, mais elle fait face à des vents contraires. L’évolution démographique fait qu’il est moins pertinent de faire ses courses comme cela.
L’imaginaire des hypers est en porte-à-faux avec les imaginaires de notre époque : le gigantisme et l’abondance alors qu’on tend plus vers la sobriété et le petit.
Surtout, l’hyper est attaqué par une profusion de concepts alternatifs sur des formats plus petits qui ne cherchent pas à plaire à tout le monde. L’hypermarché est en crise depuis vingt ans. Ce n’est pas un effondrement mais il faut s’attendre à ce qu’il recule en termes de parts de marché sur le secteur alimentaire.
Y’a-t-il encore des moyens d’enrayer cette chute ?
Oui, il y a des solutions et c’est pour cela que c’est allé moins vite que cela aurait dû. Les pare-feu allumés ont ralenti ce recul. On a beaucoup retravaillé l’aménagement des magasins, beaucoup plus sympathiques qu’auparavant. On essaie de les faire coller à la zone de chalandise, en termes de choix ou de politique tarifaire, on y met de l’animation, des rayons traiteurs, des rayons bio, des rayons promo, pour essayer de plaire à différents types de publics mais cela n’enlève pas sa taille. Il faut encore essayer de réduire la taille des magasins, ce qu’ont déjà fait les indépendants, réfléchir à commencer relancer la dynamique commerciale, peut-être en se différenciant un peu plus les uns des autres. Mais il y aura probablement un repli, avec des fermetures, pour faire autre chose.Propos recueillis par Maxime Escot