Cap au nord : la Scandinavie du premier millénaire
La sortie d’un nouveau volume de la belle collection « Mondes Anciens » de Belin est toujours un petit événement pour les amateurs d’histoire. Richement illustrés, pourvus de belles cartes et toujours accompagnés d’un appendice réflexif intitulé « Atelier de l’historien », ces ouvrages font le bonheur des enseignants, des étudiants et des passionnés en tout genre.
Le tome consacré aux peuples scandinaves du début de notre ère à l’an 1100 ne fait pas exception, d’autant qu’il a été laissé aux bons soins de Lucie Malbos. Maîtresse de conférences à l’université de Poitiers, elle est notamment l’autrice de deux livres très remarqués en 2022. Le premier, sur le roi danois Harald à la Dent Bleue, réussissait l’exploit de faire la biographie d’un souverain quasiment inconnu par les sources écrites. Le second, une série de portraits d’hommes et de femmes, soulignait la diversité des populations de l’époque viking.
C’est dans la même veine qu’est rédigé Les peuples du nord, une magistrale synthèse sur le premier millénaire scandinave, qui dépasse largement la question viking. Il est bien sûr presque impossible de donner à voir de manière détaillée cet ouvrage aussi foisonnant que tous les autres de la collection. Contentons-nous d’en souligner quelques traits saillants et particulièrement réussis.
Histoire et archéologie
On peut, pour cela, s’appuyer sur les chapitres de l’atelier de l’historien, qui proposent de mettre en évidence quelques problèmes propres à l’histoire du premier millénaire scandinave. En premier lieu, une question de taille : comment peut-on faire l’histoire d’un monde où l’écrit reste très peu utilisé ? Certes, il y a bien quelques inscriptions runiques, sur des pierres monumentales (mais la plupart ont été déplacées au cours de leur histoire) ou sur des objets (mais l’usage de l’écrit reste restreint et utilitaire). Les runes sont, par exemple, utilisées sur des peignes ou des fermetures de bourse pour affirmer le nom du propriétaire. Les mondes du nord sont principalement marqués par l’oralité, jusqu’à la fin du XIe siècle au moins. Cela explique que l’inscription la plus répandue en Scandinavie durant ces siècles soit la shahāda, la profession de foi des musulmans, gravée sur les 400 ou 500 000 dirhams (monnaie d’argent) qui ont été retrouvés dans les tombes et les trésors des mondes du nord.
Si l’on décentre le regard, les sources extérieures mentionnent bien la Scandinavie, dont le nom apparaît pour la première fois chez Pline. Mais les propos des auteurs occidentaux, aussi bien dans le monde romain antique qu’après le passage au christianisme, constituent bien souvent un discours moralisateur, qui évoque la Scandinavie avec un mélange de fascination et de terreur.
Dans ce contexte, le recours à l’archéologie est non seulement nécessaire, mais même indispensable, pour tenter de cerner l’histoire du nord. Dès l’âge du Fer, l’archéologie permet de cerner le renforcement des stratifications sociales et la concentration des richesses venues du monde romain dans la main de quelques élites. À partir du IIIe siècle de notre ère, le développement des clôtures souligne l’émergence de nouvelles formes de propriété.
L’archéologie permet parfois de contredire, ou du moins de compléter, ce que disent les sources écrites : selon ces dernières, la colonisation de l’Islande par des populations scandinaves commencerait dans la décennie 870, mais les sols sont en réalité occupés dès 800 environ. De même, si le premier raid viking attesté par l’écrit a lieu en 793 et vise le monastère de Lindisfarne, au nord de l’Angleterre, on peut déceler des traces d’expédition viking dès le milieu du VIIIe siècle. À l’inverse, l’archéologie permet de relativiser les horreurs que les auteurs chrétiens se plaisent à décrire au nord : s’il y a peut-être eu des sacrifices humains avant l’an 1000, ils sont restés exceptionnels. Quelques mythes doivent aussi être balayés à la lumière des données du sol : l’image du navire funéraire mis en flamme sur l’eau, popularisé par le cinéma, n’est attestée qu’une fois chez Snorri Sturluson, un auteur islandais du XIIIe siècle. Dans les faits, les sépultures à bateau, fréquentes dans l’élite du IXe siècle, restent sur terre et sont souvent ensevelies sous un tumulus.
De nombreux mythes tenaces cèdent ainsi le pas à des visions plus nuancées, plus prudentes. Parfois même, il faut accepter que l’œil contemporain est incapable de comprendre certaines pratiques : quelques tombes scandinaves comportent ainsi des corps lestés de lourdes pierres. Le sens de ce rituel, dont les textes ne parlent pas, est en l’état actuel des choses impossible à déchiffrer.
Renouveler l’approche des mondes scandinaves
L’histoire des mondes scandinaves – comme toute histoire – est donc en perpétuel mouvement et de nouvelles questions surgissent régulièrement. L’atelier de l’historien permet d’en souligner deux. L’histoire de l’environnement et l’histoire du genre, c’est-à-dire de la construction des rapports entre hommes et femmes, invitent à relire certains phénomènes scandinaves. Pour autant, ces questionnements ne sont pas limités aux chapitres finaux de l’ouvrage et sont deux des fils rouges que l’on peut suivre tout au long du texte.
Lucie Malbos prête ainsi une grande attention à la place des femmes dans les sociétés nordiques. Là aussi, certaines légendes ne résistent pas à une étude poussée : il n’y a sans doute pas de guerrière viking et les populations du nord ne sont pas moins patriarcales que celles du continent à la même époque. Le divorce est certes plus facile à obtenir que dans l’Europe chrétienne, mais il ne faut pas en avoir une vision anachronique : le divorce est souvent, à cette époque, un élément qui affaiblit le statut des femmes qui se retrouvent alors privées d’un protecteur. Les femmes disposent néanmoins de certains droits et peuvent, en certaines occasions, exercer des activités où on ne les attend pas. On voit ainsi surgir, au fil des pages, la graveuse de runes Gunnborga ou la scalde (poétesse) Jórunn Skáldmær. Encore faut-il noter que le nom de cette dernière veut seulement dire « la jeune fille scalde » et qu’elle n’a pas d’identité au-delà de cela…
L’histoire du genre permet aussi de sortir de certaines idées préconçues. En Norvège, on a ainsi trouvé plus d’ustensiles de cuisine dans les tombes masculines que dans les tombes féminines. De même, les clés que l’on a trouvées dans 5% des tombes féminines scandinaves ne sont peut-être pas le signe que la femme est la gardienne des coffres, donc de l’économie domestique, comme on l’a souvent cru : plusieurs de ces clés, très ouvragées, n’ont vraisemblablement pas été utilisées, et on les trouve aussi parfois dans des tombes masculines. Peut-être faut-il leur donner un sens plus symbolique, qui nous échappe.
L’histoire du genre permet donc de complexifier notre compréhension des mondes du nord et de sortir de visions un peu simplistes. L’étude de la question environnementale a le même effet. L’atelier de l’historien comme le chapitre 2 en donnent un bon exemple, avec une étude climatique du VIe siècle. Le monde scandinave voit son économie bouleversée par la disparition de l’Empire romain d’Occident en 476. Au début du VIe siècle, cela se couple à une brutale dégradation climatique : entre 536 et 547, plusieurs éruptions volcaniques, attestées par la dendrochronologie, aboutissent à un refroidissement climatique notable (sans doute de l’ordre de 2 à 3,5°C). Les exploitations agricoles reculent après une période d’expansion depuis le IIIe siècle, les récoltes sont moins bonnes. Les disettes affaiblissent la population, qui subit alors de plein fouet les effets de la peste dite justinienne, une épidémie qui se répand à partir du bassin méditerranéen dans les années 540. On a longtemps cru qu’elle n’était pas parvenue jusqu’aux rives de la mer du Nord et de la Baltique, mais là encore, de récentes excavations archéologiques poussent à réviser cette vision ancienne.
La brusque dégradation climatique du VIe siècle n’est pas le seul facteur explicatif des changements observés à cette époque, et les populations ne sont pas uniquement victimes : elles s’adaptent, en développant par exemple l’élevage au détriment de cultures céréalières sensibles aux aléas climatiques. Les pouvoirs se stabilisent à la fin du siècle et les surfaces forestières sont de nouveau réduites à partir du siècle suivant, signe de la reprise économique.
Un monde connecté
Ces reconfigurations sociales et économiques des VIe et VIIe siècles ouvrent la voie aux temps vikings (VIIIe-Xe siècle), qui occupent la majeure partie de l’ouvrage – qui ne s’y restreint pas pour autant. Au contraire, l’autrice montre bien que le phénomène viking s’inscrit dans des logiques qui lui préexistent, et qui tiennent autant à des facteurs endogènes qu’exogènes. Les réorganisations sociales à l’œuvre en Scandinavie poussent sans doute des hommes à partir à l’aventure : « les raids sont ainsi une façon d’exporter une partie des tensions sociales internes au monde scandinave, tout en profitant d’un contexte favorable en Occident. »
Pour autant, les contacts sont anciens : dès l’époque romaine, le commerce de l’ambre fait affluer l’or au nord. Les vikings partent aussi en raids à l’est, de l’autre côté de la Baltique, en remontant les grands fleuves jusqu’à la mer Noire et à la Caspienne. De plus, comme le rappelle avec force toute la production contemporaine sur les vikings, l’ouvrage souligne bien qu’ils ne sont pas un peuple : le viking, c’est celui qui part sur les mers pour s’enrichir, tant par le pillage que par le commerce – deux activités qui ne sont pas toujours opposées. Ce marchand pirate n’est pas toujours originaire de Scandinavie : des populations frisonnes ou celtiques, par exemple, s’adjoignent volontiers aux expéditions maritimes. Ces mélanges sont visibles dans l’ADN des populations : dans les îles Féroé, au IXe siècle, on trouve des hommes scandinaves mais aussi beaucoup de femmes d’origine celtique, peut-être victimes du florissant commerce d’esclaves.
L’essor de l’activité viking fait affluer les richesses au nord. Les vikings profitent notamment du déclin du commerce méditerranéen. C’est ainsi que l’ivoire, tant appréciée des élites occidentales, ne provient plus, entre le VIIIe et le XIIe siècle, des éléphants d’Afrique, mais des morses du nord de l’Atlantique. Les hommes du nord vendent aussi de l’ambre et, même si cela laisse peu de traces, des esclaves issus de leurs raids.
À cette première vague d’expéditions succède, à la fin du IXe et au Xe siècle, une volonté d’installation dans de nouveaux territoires, ce qui amène d’aventureux vikings à pousser jusqu’en Terre-Neuve depuis le Groenland (lui-même colonisé depuis l’Islande à la fin du Xe siècle). Ces terres inhospitalières sont mises en valeur et exploitées : les carottes glacières montrent qu’il y a moins d’incendies au Groenland autour de 1000, signe de l’intense déforestation menée par les populations qui s’y installent et ont besoin de bois de construction pour ériger leurs demeures. L’implantation nord-américaine ne dure pas même si des contacts commerciaux sont attestés jusqu’au XIVe siècle : l’Amérique est mentionnée pour la dernière fois en 1347 dans des textes islandais.
Ce bref aperçu ne saurait donner une idée complète de la richesse de l’ouvrage de Lucie Malbos, dans lequel le lecteur trouvera, à coup sûr, de quoi satisfaire sa curiosité, qu’il s’intéresse à l’économie (spécialité première de l’autrice), à l’histoire politique, ou bien encore à la culture et à la religion. L’iconographie, peut-être encore plus riche que dans d’autres volumes de la collection, permet aussi de simplement feuilleter l’ouvrage et de tomber, ici sur une statuette de Bouddha du Ve siècle retrouvée sur une île du lac Mälar (Suède), là sur la représentation d’une maison de l’âge viking. Les peuples du nord sont ainsi restitués dans toute leur complexité, bien loin des appropriations et mythes contemporains.