Affaire Boualem Sansal : la France dans l’impasse face aux "ultras" du régime algérien
Il a fallu onze jours à la diplomatie française pour condamner officiellement l’arrestation de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal. Onze jours pour dénoncer, ce 27 novembre, une détention "inacceptable" et "sans fondement", selon les mots du ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot. La semaine précédente, l’entourage du président Emmanuel Macron faisait part de son inquiétude face à la "disparition" de l’intellectuel de 75 ans, interpellé le 16 novembre à la sortie de l’aéroport d’Alger. Pendant ce laps de temps, Paris a tout tenté, en coulisses et dans la plus grande confidentialité, pour sortir au plus vite Sansal de la nasse. Peine perdue.
L’auteur de 2084 : la fin du monde, pourfendeur du régime algérien et de l’islamisme, a été entendu le 26 novembre par le parquet antiterroriste d’Alger et emprisonné. Il risque la prison à vie pour "atteinte à l’intégrité du territoire national". En cause, semble-t-il, ses propos au média d’extrême droite Frontières. Membre du comité d’experts de ce site, Sansal y affirmait que le Maroc – rival historique de l’Algérie - n’avait pas été colonisé "parce que c’est un grand Etat". "C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un Etat, c’est très difficile", ajoutait-il dans cet entretien, avant d’expliquer que la France avait "décidé arbitrairement de rattacher tout l’est du Maroc à l’Algérie" lors de la colonisation.
"Cette arrestation signifie qu’un Algérien va encore en prison aujourd’hui pour avoir remis en question le récit de l’histoire officielle", souligne la chercheuse Khadija Mohsen-Finan. Le motif terroriste semble être retenu, en vertu de l’article 87 bis du Code pénal, qui juge comme tel "tout acte visant la sûreté de l’Etat, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions".
Déferlement de violence
"Au point où on en est, Boualem Sansal risque de ne pas échapper à une condamnation lourde au tribunal, redoute l’historien Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb. Le régime pourra toujours le relâcher quelques mois plus tard, pour raisons médicales par exemple, ce qui lui permettra de garder la face." En attendant, Paris cherche la parade. "Encore faudrait-il que la France ait des moyens de pression sur le pouvoir algérien, reprend Khadija Mohsen-Finan. Ils ne sont pas nombreux."
"Emmanuel Macron n’a rien à offrir, abonde Pierre Vermeren. Que peut-il négocier ? Il n’a pas de prisonnier à relâcher. Il n’y a rien à échanger. La seule chose qu’il peut faire, c’est réduire les visas ou les transferts financiers… Mais s’il rentre dans ce bras de fer, l’escalade peut aller très loin, car des ultras semblent en position de force à Alger."
En témoigne le déferlement de violence des médias inféodés aux autorités. L’agence de presse officielle APS qualifiait le 22 novembre Boualem Sansal de "pantin du révisionnisme anti-algérien". Le site complotiste Algérie patriotique, historiquement proche du DRS (Département du renseignement et la sécurité, dissous en 2015), estime que "le traître Sansal n’a pas sa place en Algérie sauf en prison", le qualifie d’"ignoble individu" et d’"agent étranger" et insulte copieusement, au passage, le président français, ce "petit banquier des Rothschild" symbole du "règne de la perversion, de la corruption et du népotisme".
Rupture totale
Parmi les rares leviers de la France figure un accord passé en 2007 avec l’Algérie, exonérant de visa les détenteurs de passeports diplomatiques français et algérien. "Restreindre les visas pour le tout-venant de l’immigration aurait bien moins d’effet que de s’attaquer aux privilèges des élites dirigeantes dispensées de visas, poursuit Pierre Vermeren. Si l’Elysée met fin à cette pratique, il touche une corde sensible. Mais la crise pourrait alors prendre une autre tournure, si le régime algérien s’en prenait nominalement à des Français ou à des Algériens, en dévoilant par exemple des affaires financières ou de mœurs."
La rupture totale est encore loin, mais le scénario n’est pas exclu. "C’est peut-être ce que veulent les durs du régime, au fond : couper une fois pour toutes la relation avec la France, explique l’historien. N’oublions pas que beaucoup d’officiers de la nouvelle génération qui constitue l’état-major algérien ont été formés en Russie."
Troisième client de l’industrie militaire russe, l’Algérie soigne ses relations avec le Kremlin. Le puissant chef d’état-major Saïd Chengriha s’est rendu à Moscou en juillet 2023 dans le cadre du "renforcement de la coopération" entre les deux armées. Un mois plus tôt, le président Abdelmadjid Tebboune rencontrait son homologue à Moscou. Et qualifiait Vladimir Poutine d’"ami de l’humanité".