Les blâmés de la République
Improductifs, profiteurs, paresseux, bien payés, bénéficiant d’une retraite dorée et d’arrêts maladie indus : par temps de crise, les fonctionnaires ont mauvaise presse. L’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy s’érige contre les caricatures qui font porter le chapeau de la dette et de l’inertie française aux seuls agents publics.
Les boucs émissaires sont de retour. Tout le monde a le sien et chacun en a même plusieurs. Il y en a toujours eu. Ils prolifèrent particulièrement dans les pays en crise, où le besoin de trouver des responsables à ses malheurs se répand au fur et à mesure que la vie devient plus difficile pour un nombre croissant de citoyens. Cette recherche de coupables transforme les sociétés malades en creuset de rancœurs et de jalousies. C’est comme cela, c’est la nature humaine. On a beau être pétri de rationalité, on agit comme si, en se débarrassant du coupable désigné, on allait guérir de ses souffrances.
La haine du fonctionnaire est partout
Le problème c’est qu’en général le bouc émissaire est innocent. Heureusement, on ne le tue pas, sauf quand la violence collective dérape. Mais enfin l’animosité est bien là. Parmi les boucs émissaires qui pullulent de nos jours, il y a le fonctionnaire. Ah, comme nous serions heureux si nous pouvions nous en débarrasser ! C’est un vampire suçant le sang des travailleurs qui gagnent difficilement de quoi vivre à la sueur de leur front. Son salaire, c’est l’argent de nos impôts. C’est un fainéant, bardé de privilèges, toujours en arrêt maladie, qui a la garantie de l’emploi à vie avec un salaire plus élevé, une retraite plus avantageuse que tout le monde et dont la charge creuse nos déficits, alourdit notre dette et plombe l’avenir de nos enfants.
Comme si le fonctionnaire ne payait pas d’impôts, faisait toujours semblant d’être malade, nageait dans l’opulence, ne produisait rien et n’avait pas d’enfants qui devront rembourser la dette ! J’exagère ? Non. Il suffit d’écouter ce qui se raconte au café du coin et se dit sur les plateaux de télévision, à l’Assemblée nationale, dans le gouvernement, dans certains partis, de lire ce qui est écrit dans les journaux : la haine du fonctionnaire est partout, comme la haine de l’État, parmi bien d’autres haines, il est vrai. Haine qu’une partie de la classe politique nourrit pour détourner d’elle la colère populaire suscitée par ses défaillances bien réelles, s’évertuant cyniquement à diviser pour régner – ce qui est la pire des politiques qui soit. Travailleurs indépendants contre salariés, retraités contre actifs, urbains contre ruraux, banlieusards contre habitants des centres-villes, salauds de pauvres contre salauds de riches, salariés du privé contre ceux du public…
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Qu’importe que les fautes du bouc émissaire soient imaginaires. Plus le mensonge est gros et mieux il passe. Que l’actualité nous livre un vrai coupable, fraudeur, tricheur, profiteur, délinquant, et tous ceux qui lui ressemblent deviennent coupables : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère! » Un fonctionnaire est coupable, ils le sont tous, car le fonctionnaire n’a pas de nom, ni de visage, il n’est qu’un statut, un statut de privilégié. On se demande pourquoi avec tous les privilèges qu’on lui prête, on peine tant à en recruter dans la plupart des métiers de la fonction publique, raison pour laquelle le nombre de candidats aux concours, donc leur sélectivité, s’est effondré.
Et si c’était parce que leurs conditions de travail se sont considérablement dégradées comme celles des policiers, des enseignants, des soignants, dans un État ravagé par les lubies du management et les cost-killers, dont les méthodes tuent les services publics autant que les entreprises ? Parce qu’à qualification égale, ils sont moins bien payés que dans le privé avec un écart qui se creuse quand on monte dans la hiérarchie des qualifications ? Parce que le point d’indice de la fonction publique a été gelé de 2010 à 2023 et que cela a considérablement amputé leur pouvoir d’achat en début de carrière ?
Un drôle de privilège
En 2023, on a fini par revaloriser le point d’indice, mais de moins que l’inflation de l’année, et beaucoup de gens ont crié au scandale et dénoncé un cadeau aux fonctionnaires. Quel cadeau ? Plus le mensonge est gros… On me dira qu’ils se rattrapent sur leur retraite avec un mode de calcul beaucoup plus favorable que celui du privé. On oublie que ce mode de calcul est destiné à compenser le fait que les primes, qui représentent une partie très importante de la rémunération, ne sont pas prises en compte et qu’en définitive, le taux de remplacement du salaire est à peu près le même. Encore un privilège qui n’existe pas. Qu’importe la vérité. Plus le mensonge est gros…
Ah, mais il y a aussi les arrêts maladie. Le fonctionnaire territorial, ce fainéant, « ce pelé, ce galeux », comme dirait La Fontaine, en prendrait beaucoup plus que le salarié du privé, qui a trois jours de carence quand l’agent public n’en a qu’un. C’est ce que dit un rapport officiel. Privilège inacceptable ! Sauf que ce rapport dit aussi que les agents de l’État et de la fonction publique hospitalière n’en prennent pas plus que les salariés du privé.
Enfin, il paraît que le fonctionnaire ne produit rien et que seuls les emplois dans les entreprises apportent de la richesse. Cela voudrait dire que l’infirmière libérale produirait de la richesse tandis que l’infirmière de l’hôpital ne serait qu’une charge; que l’agent de sécurité salarié d’une entreprise privée produirait de la richesse tandis que le policier ne serait qu’une charge; que l’enseignant du privé produirait de la richesse et que celui du public ne serait qu’une charge. Et que dire du chauffeur du bus scolaire engagé par la mairie, de plus en plus difficile à trouver, et sans lequel beaucoup d’enfants ne pourraient pas aller à l’école et de parents arriver à l’heure à leur travail ? A-t-on jamais vu un raisonnement économique plus absurde que celui qui fait de l’agent public un improductif qui se gaverait de nos impôts ? Plus le mensonge est gros…
Je conclurai ce billet d’humeur en remarquant que ceux qui tapent sans arrêt sur les agents publics passent leur temps à en réclamer davantage pour les soigner, les protéger, les secourir, faire rouler les trains, instruire leurs enfants et pour tant d’autres choses.
Ah, « mon cher et vieux pays » perdu dans ses contradictions, les mensonges de ses faux prophètes et les vieux démons des sociétés malades !
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