Avoir raison avec Finkielkraut
La collection « Bouquins » publie un épais volume de textes et d’entretiens d’Alain Finkielkraut. Ils démontrent la sûreté et la précocité de son jugement politique, ainsi que sa capacité à se frotter à ses contradicteurs. Ce défenseur de l’identité et de la nation se double d’un grand styliste, et d’un ami véritable.
La collection Bouquins a eu l’excellente idée de réunir, dans un volume de plus de 1000 pages, une série de livres et d’articles d’Alain Finkielkraut dont la publication s’échelonne de 1996 à 2023 : de L’Humanité perdue, un cours donné jadis à l’École polytechnique, jusqu’à des articles signés l’an dernier qui traitent du 7-Octobre ou de la dévaluation de la parole d’Emmanuel Macron. Entre les réflexions à large spectre sur l’idée d’humanité et les remarques à chaud sur l’événement du jour, la continuité est frappante : les références littéraires et philosophiques sont identiques, et la même intensité anime les propos de l’auteur, cet homme « qui ne sait pas ne pas réagir » (Kundera).
À l’exception de deux textes, Nous autres modernes et L’Humanité perdue, qui ouvrent le parcours, tous les livres suivants sont des livres d’entretiens. Ils donnent à voir Finkielkraut dans une variété de registres qui mêlent l’amitié la plus touchante, la résistance pied à pied ou le conflit irrémédiable. C’est que trois de ces dialogues ont un enjeu humain : Benny Lévy, Élisabeth de Fontenay ou Alain Badiou attendent, voire exigent quelque chose de lui. Benny Lévy voudrait qu’il abandonne le divertissement philosophico-politique pour les choses sérieuses, c’est-à-dire l’étude de la Torah. Leur discussion a un contexte. À l’époque, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut se démènent pour pérenniser un Institut d’études lévinassiennes, nouvellement créé à Jérusalem, où Benny Lévy enseigne. On ne peut pas dire que l’ex-maoïste déborde de gratitude envers ses soutiens. On ne peut pas dire non plus que son charisme a survécu à sa personne : ce Benny Lévy qui a électrisé des générations de militants puis d’étudiants conjugue au cours de ces échanges le simplisme théorique et la brutalité humaine. Finkielkraut s’inquiète-t-il pour la nation française, dont la laïcité est contestée, l’école menacée, le déclin perceptible ? Eh bien qu’il délaisse la France – si jamais elle se relève et se refait une identité, ce sera de toute manière contre les juifs, tranche Benny Lévy – qu’il délaisse donc la France et fasse son Alyah.
Incartades
Élisabeth de Fontenay, à qui Alain Finkielkraut voue une amitié profonde, attend de lui qu’il réprouve clairement ce qui, dans ses écrits et ses déclarations, l’apparente à la droite, voire à l’extrême droite : avant toute chose, qu’il cesse de soutenir Renaud Camus, ce mouton noir dont elle refuse de lire ne fût-ce qu’une page, estimant qu’elle en sait assez d’après les citations parues dans la presse. Pour elle, la gauche est tout autre chose qu’une position politique : c’est une identité que les incartades de son jeune ami compromettent, et dont elle veille à préserver l’intégrité. Pourtant, si offusquée soit-elle par ses prises de position publiques, elle ne parvient pas à rompre, pour une raison qu’elle reconnaît, avec un brin de contrition, comme une faiblesse : « Tu me fais rire avec tes mots d’esprit toujours dévastateurs, parfois scabreux, jamais vulgaires. » Guindée dans sa défense de la gauche éternelle, elle ose reprendre à son compte l’absurde adage : « J’aime mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Raymond Aron. » La tendresse qui les lie l’un à l’autre transparaît dans la réponse de Finkielkraut, d’une ingénieuse indulgence : « J’aime mieux me chamailler avec toi que d’avoir raison avec Valeurs actuelles. »
Tout autre est la tonalité de l’entretien avec Alain Badiou, assisté d’Aude Lancelin. La notion d’identité nationale est au centre d’un débat sans merci, Badiou et Lancelin cherchant à lui faire abjurer ce terme que Nicolas Sarkozy a mis en avant, quelques années plus tôt, en créant un éphémère ministère de l’Identité nationale. En communiste conséquent, Badiou se réclame de l’internationalisme prolétarien : si les expériences socialistes sont devenues tyranniques, c’est « en partie parce qu’elles ont assumé de part en part l’héritage du cadre national ». Quant à la notion d’identité, il la rejette. Dans son esprit, elle conduit fatalement à la désignation d’un bouc émissaire, et celui-ci ne peut être que le musulman, l’immigré du Maghreb ou d’Afrique. Des horreurs sont à prévoir contre ces malheureux « et vous serez co-responsable de cela », lance Badiou, fidèlement secondé par Aude Lancelin : « Des suspects sont désignés, vous savez bien lesquels. » Face à eux, Finkielkraut tient bon, tant sur la notion de nation que sur celle d’identité.
C’est qu’après avoir opposé, dans La Défaite de la pensée, l’universalisme français au romantisme allemand, il évolue. Il renoue avec l’idée de nation en tirant des leçons de l’histoire et de ses lectures. Kundera attire d’abord son attention sur la situation des petites nations, incertaines de leur survie : ainsi des États qui font alors partie d’Un Occident kidnappé, ainsi de la Pologne plusieurs fois dépecée par ses puissants voisins. Attentif au sort des nations fragiles, Finkielkraut prend parti sans délai pour la Croatie victime des exactions de la Serbie, lors des guerres de Yougoslavie. Il dénonce les atermoiements mitterrandiens et repère le facteur de notre incapacité d’agir devant cette guerre, la première sur le sol européen depuis l945 – ce facteur, c’est le mépris pour les « tribus balkaniques », incapables de s’entendre, incapables de s’élever à la hauteur du multiculturalisme européen.
Enracinement
Enfin, Simone Weil lui révèle la possibilité d’un autre lien à la nation. C’est à la lecture de L’Enracinement, ces notes qu’elle écrit à Londres pendant la guerre, qu’il découvre et fait sien un patriotisme de compassion : non pas l’amour de la France pour sa gloire et ses conquêtes, mais l’attachement à la patrie défaite, occupée, au bord de la disparition. C’est le dernier temps de sa réévaluation, et le retournement complet de la position initiale. La France n’est plus louée comme la patrie de l’universel : c’est pour sa particularité menacée qu’il tient à elle. Quand il découvre l’article de Kundera, en 1983, l’opposition est entre les grandes nations sûres d’elles-mêmes et fortes de leur histoire, comme l’Angleterre ou la France, et les petites nations tombées après-guerre dans l’orbite de la Russie, brutalement arrachées à la civilisation occidentale, c’est-à-dire à leur histoire et à leur sentiment d’elles-mêmes. Or dès la fin du xxe siècle, pressentant ce qu’on n’appelle pas encore l’archipellisation du pays, il sait que la France est elle aussi fragilisée, et qu’elle l’est de l’intérieur.
C’est en 1989, lors de l’affaire du voile de Creil, quand des collégiennes commencent à arborer leur voile en classe en narguant les professeurs, qu’il perçoit le changement. Il le ressent encore, d’une autre manière, devant le saccage des paysages : quelque chose s’abîme. Tandis que Badiou campe tranquillement sur des slogans du xixe siècle – « les prolétaires n’ont pas de patrie » – Finkielkraut part de lui-même, d’un sentiment de dépossession qu’il n’a pas toujours éprouvé, car, pendant longtemps, la France allait de soi. À la différence de ses interlocuteurs, il comprend que les dernières vagues migratoires posent des problèmes nouveaux, et que les territoires perdus de la République se changent en territoires ennemis de la nation. C’est pourquoi il ne ressent pas de conflit d’appartenance : « le sentiment anti-français accompagne le déchaînement antisémite », écrit-il. Aussi n’a-t-il aucune raison de céder quand Benny Lévy le somme de choisir. Ses deux identités sont attaquées, presque en même temps, et par les mêmes : des musulmans, djihadistes ou non, qui se « désavouent de la France ».
Sur le danger de l’islamisme, Alain Badiou fait preuve d’un aveuglement stupéfiant.
A. B. : « Vous pensez sincèrement que l’islamisme radical est une menace mondiale ?
A. F. : Oui je le pense.
A. B. : Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ! »
L’échange a lieu en 2010, quatre ans avant l’instauration du califat par Daech, cinq avant le massacre de Charlie Hebdo. Badiou, manifestement, n’a pas de boule de cristal. En disposerait-il qu’il répugnerait à y lire ce qui contrarie ses plans car, il ne s’en cache pas, il compte sur la jeunesse des banlieues pour faire la révolution.
De la même façon, Aude Lancelin se montre aveugle à la renaissance de l’antisémitisme. Elle accuse Finkielkraut d’avoir « formulé en 2005 une idée pour le moins discutable. Le camp progressiste serait selon vous clairement devenu le nouveau support de l’antisémitisme. » En réalité, c’est plus tôt, en 2001, que le philosophe repère ce qui se joue dans la condamnation du sionisme, telle qu’elle est actée à Durban, lors d’une conférence organisée sous l’égide de l’ONU. Ce jour-là, l’antisémitisme reparaît, mais sous une forme qu’on n’attendait pas : comme un antiracisme. Finkielkraut le leur dit avec une force impressionnante : « Les sionistes sont, en tant qu’ils accomplissent un dessein national, les mauvais élèves d’Auschwitz, voire les perpétuateurs de la politique hitlérienne. » Il le redit plus tard : « On ne colle plus l’étoile jaune mais la croix gammée sur la poitrine des juifs. » Ses interlocuteurs ne sont pas impressionnés. À l’idée que les progressistes ont intégré l’antisémitisme antiraciste, Aude Lancelin hausse les épaules : « Avouez que ça fait tout de même peu de monde en France. […] C’est un tout petit camp, franchement. »
Et Badiou de renchérir : « Oui, vous n’avez pas vraiment de raison de vous inquiéter. »
L’histoire a prouvé que si.
Angoisses
Le volume compte aussi deux entretiens désintéressés : la conversation avec Antoine Robitaille, son jeune admirateur québécois, et le dialogue avec le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Robitaille n’est avide que d’une chose : comprendre la pensée de son mentor. Il lui donne ainsi le loisir de s’exprimer, par exemple sur Mai 68. Finkielkraut revient sur ce moment, non pour dénoncer le lyrisme révolutionnaire, comme à l’accoutumée, mais pour en restituer la volubilité et la détente : « L’affairement cédait la place à la disponibilité, et le stress au laisser-être. » Et de citer Chateaubriand, sur les premiers mois de la Révolution : « Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues. »
Sloterdijk, qui se définit lui-même comme un « voyageur léger », fait ressortir, par contraste, la gravité de Finkielkraut. Sloterdijk se lance dans des hypothèses risquées, voire renversantes. Il présente les États-Unis comme le nouveau peuple élu : « C’est ça le drame métaphysique de la modernité : le dépassement des juifs par les protestants. Le protestantisme politique, c’est la volonté d’accaparer le privilège religieux des juifs. » Face à lui, Finkielkraut persiste dans une tonalité moins exubérante et plus angoissée. Il est vrai que l’événement l’a changé : « Jamais je n’aurais cru que viendrait une époque où je dirais spontanément, sans l’ombre d’une hésitation ou d’une réticence : “Nous les juifs”. »
Rétrospectivement, on est frappé par la sûreté et la précocité de son jugement politique. Si ces qualités ont pu passer inaperçues, cela tient peut-être, paradoxalement, à la beauté de sa prose, à son caractère recherché et sonore. Les assonances sont fréquentes – « le défoulement prévaut sur le dévouement ». Les antithèses abondent, soutenues par la rime : « Historique ne signifie plus respectable mais révocable. » Finkielkraut déteste le binarisme, mais il a le goût des oppositions. Elles sont parlantes. Ainsi met-il en balance la table ouverte et la table rase : la table ouverte par une gauche – la sienne et celle de Condorcet –, qui invite le peuple au banquet de la culture, la table rase des pédagogues modernes qui préfèrent détruire l’héritage par fureur égalitariste. Très souvent, il condense : « Internet, c’est mai 68 à perpétuité. » D’un adage, il résume le refus du sentiment national : « Qui dit nous dit eux. » C’est le pavé des bonnes intentions, et le motif intime de tous ceux qui aspirent à ce que Pierre Manent appelle « une humanité sans couture » : en finir avec les divisions de nations, de races, de sexes, cet aberrant programme fait pour bercer la jeunesse et désarmer l’intelligence. Si Alain Finkielkraut s’est souvent trouvé coincé dans le rôle de Cassandre, c’est aussi que l’esprit démocratique répugne à reconnaître les supériorités : celui qui parle clair nous casse les oreilles, celui qui écrit puissamment accapare notre attention.
À le relire, on l’admire.
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