Pascal Bruckner : "C’est bien le pouvoir algérien qui est obsédé par la France et non l’inverse"
La France est quasiment sans nouvelles de Boualem Sansal, arrêté en Algérie puis incarcéré pour "atteinte à la sûreté du pouvoir", depuis le 16 novembre. Tout au plus a-t-on appris que la demande de remise en liberté de l’écrivain franco-algérien de 80 ans a été refusée, et que celui-ci a été transféré dans une unité de soins d’un hôpital d’Alger. Cette semaine, plusieurs événements réunissant écrivains et penseurs ont été organisés à Paris en soutien à l’auteur de 2084 : la fin du monde (Gallimard, 2015). Le 16 décembre, d’abord, une grande soirée à l’initiative de La Revue politique et parlementaire s’est déroulée au Théâtre libre. S’en est suivie trois jours plus tard une séance exceptionnelle organisée par l’Institut Aspen France, à laquelle étaient conviés entre autres Jean-Christophe Rufin, Boris Cyrulnik, Gaspard Koenig et Pascal Bruckner. A L’Express, ce dernier témoigne de l’importance de tels événements.
"Le pouvoir algérien cédera à partir du moment où il verra que cet emprisonnement, ce kidnapping légal est préjudiciable pour ses intérêts. J’ai bon espoir que la mobilisation du monde politique et intellectuel finira par inquiéter les militaires au pouvoir, en tout cas je l’espère." Fin observateur de son temps, l’écrivain et philosophe analyse également les raisons derrière la réticence de certains à apporter leur soutien à Boualem Sansal : "Nous passons notre temps à retraduire tous les problèmes du monde dans nos petites catégories hexagonales. Condamner Boualem Sansal ou le soutenir du bout des lèvres en mettant en cause ses opinions de la sorte, alors même que celui-ci risque sa vie en Algérie, c’est croire que la France est encore le centre du monde."
Appelant à ne pas trop se focaliser sur les réactions qui condamnent de ce côté-ci de la Méditerranée Boualem Sansal - "elles sont le fait des rangs traditionnels de capitulards, à nous de les submerger en étant convaincants" - Pascal Bruckner juge en revanche "trop molle" la réaction des autorités françaises - "Nous aurions dû immédiatement convoquer un ambassadeur algérien et poser un ultimatum à Alger." Et exhorte "à ne rien lâcher" face au pouvoir algérien, "cette clique de prédateurs". Entretien.
Boualem Sansal a été arrêté en Algérie le 16 novembre dernier pour "atteinte à la sûreté de l’Etat". Comment avez-vous compris cette arrestation ?
Pascal Bruckner Comme une façon de tester la France, de la punir surtout. D’abord, pour l’attitude d’Emmanuel Macron, qui n’a cessé de se contredire sur l’Algérie. Rappelez-vous comme il avait embrassé le discours du repentir en 2017, en désignant la colonisation française comme un "crime contre l’humanité". Une tentative de faire pour l’Algérie ce que Chirac avait fait pour la Rafle du Vel’d’Hiv’en vue de se hausser à son tour au rang de l’histoire. Tant pis si employer le champ lexical de la Shoah à propos de la colonisation était un contresens grossier, car les situations sont totalement différentes - il y a eu des crimes en Algérie, mais il n’y a pas eu de génocide contrairement à ce qu’avait dit l’ancien président algérien Abdelaziz Bouteflika. Puis, quelques années plus tard, Emmanuel Macron, fidèle à sa réputation de girouette, a affirmé que le système politique algérien s’était construit sur une "rente mémorielle". Même s’il avait fini par s’en excuser à demi-mot, voilà qu’il choisit en 2023 de nouer un pacte reconnaissant au Maroc la souveraineté sur le Sahara occidental. Un revers que l’Algérie n’a pas pardonné à la France.
Nous occupons les rêves de l’intelligentsia algérienne. Mais on a envie de leur dire : oubliez-nous !
Et une immense faute ! Car c’est, je crois, l’un des éléments déclencheurs de l’arrestation de Boualem Sansal. Aux yeux de la junte, la France a trahi l’entente tacite qui prévalait jusqu’ici. C’est dans ce contexte ô combien tendu que sont venus s’ajouter plusieurs affronts successifs pour le pouvoir algérien. Dont l’attribution du prix Goncourt à Kamel Daoud, auteur de Houris, qui se déroule pendant la décennie noire. Et l’intervention de Boualem Sansal dans le média Frontières, au cours de laquelle il a fait valoir que "la France n’a pas colonisé le Maroc parce que c’est un grand Etat", ajoutant que "c’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire". "Petit truc" renvoyant à l’Algérie… Evidemment, le pouvoir algérien a vécu cela comme un outrage. L’erreur de Boualem Sansal, s’il en a commis une, a été de se rendre à Alger dans ce contexte.
En France, tout le monde ne semble pas s’accorder sur le soutien sans conditions à l’écrivain. Certains lui reprochant ses liens avec "l’extrême droite" ou encore son "islamophobie". D’autres, tel l’ex-élu EELV Karim Zéribi, allant même jusqu’à appeler les "gens de paix" à s’unir contre "ces Boualem Sansal, pseudo-écrivains islamophobes qui propagent la haine"… Comment l’expliquez-vous ?
Au sein de l’intelligentsia française, surtout à gauche, l’esprit collabo est très développé. Mélange de lâcheté, de conformisme, de vieux complexe colonial… Certains sont allés jusqu’à reprocher à Boualem Sansal d’avoir "heurté le sentiment national algérien". Mais le peuple algérien se moque complètement des querelles qui opposent le pouvoir algérien à la France ! Au contraire, beaucoup rêvent de venir dans notre pays pour fuir la répression. Ni les Algériens, ni les Français ne sont fâchés. Ils n’ont pas à être "réconciliés", pour reprendre les termes employés par Emmanuel Macron devant la Commission mixte franco-algérienne qui se déroule en ce moment à l’Elysée. Au fond, il y a dans certaines réactions quelque chose de l’ordre du fantasme, de petits cercles intellectuels et de pouvoir ravivant interminablement le vieil épouvantail du colonialisme français. Ceux qui soutiennent Boualem Sansal tout en se vautrant dans cette vision fantasmatique d’une France coupable sont un peu comme la corde qui soutient le pendu. Car en réalité, cela sert bien évidemment les intérêts du pouvoir algérien et des islamistes qu’il a installés à ses côtés. C’est pourquoi je parle de l’esprit collabo : en sombrant dans la rhétorique du "oui, mais" concernant le soutien à Boualem Sansal, une partie de la gauche collabore avec les islamistes qui n’attendaient que cela.
Mais il y a longtemps que la gauche a piétiné ses propres valeurs. C’est toute son histoire depuis quarante ans. Elle était laïque, elle est devenue bigote - uniquement quand il s’agit de l’islam. Elle était populaire, elle est devenue élitiste - et le peuple est parti à l’extrême droite. Elle défendait la nation, maintenant elle défend le sans-frontiérisme. C’était le parti du progrès, maintenant celui de la fatalité : ce qui est doit être. Boualem Sansal, évidemment, gêne beaucoup ces gens-là, parce que c’est un Arabe qui dit du mal de l’islam, et qui n’est donc pas conforme à ses racines. Peut-être manquons-nous de grands leaders de gauche et même de grands intellectuels de gauche, qui puissent un peu réveiller l’esprit du progressisme qui la caractérisait avant la chute du mur…
De telles réactions ne trahissent-elles pas aussi une forme d’incapacité à sortir de nos grilles de lectures occidentales ?
Nous avons toutes les maladies des pays riches. Nous sommes narcissiques, nombrilistes…. Nous passons notre temps à retraduire tous les problèmes du monde dans nos petites catégories hexagonales. Condamner Boualem Sansal ou le soutenir du bout des lèvres en mettant en cause ses opinions de la sorte, alors même que celui-ci risque sa vie en Algérie, c’est croire que la France est encore le centre du monde. Or notre pays, mais plus encore l’Europe tout entière, est sorti de l’Histoire depuis bien longtemps. Nous voyons bien que nous avons la guerre à nos portes, le Moyen-Orient est en feu, le djihadisme risque de recommencer à frapper. Et face à cela, nous restons boudinés dans nos petites querelles de chapelle. Après la chute du mur de Berlin, le budget des armées a baissé, une sorte d’optimisme un peu béat s’est emparé de nos sociétés. Certes, les attentats du 11 Septembre, ainsi que le raidissement totalitaire de la Russie, ont un peu corrigé cela. Mais il faut beaucoup de temps pour que les peuples se réveillent, surtout quand leurs propres dirigeants entretiennent le sommeil des démocraties…
Que pensez-vous de la réaction de la France face à l’arrestation de Boualem Sansal ?
Elle est très molle. Nous aurions dû immédiatement convoquer un ambassadeur algérien et poser un ultimatum à Alger. Mais, comme je l’ai dit, engoncés dans notre vieux complexe colonial, et enlisés dans de misérables querelles politiciennes intérieures depuis cet été, nous avons choisi la tiédeur. On ne peut s’empêcher de penser à Alexeï Navalny lorsque l’on regarde l’affaire Boualem Sansal… S’il venait à disparaître, le pouvoir français serait en grande partie responsable. Emmanuel Macron est prisonnier des erreurs qu’il a commises vis-à-vis de l’Algérie, et maintenant, il ne sait plus comment sortir de cette situation. Nous disposons pourtant d’une arme atomique : les visas. Si la France menaçait de bloquer l’attribution des titres de séjours aux dignitaires algériens – qui se font soigner chez nous, achètent des propriétés et scolarisent leurs enfants dans nos écoles – tant que Boualem Sansal reste emprisonné, le pouvoir algérien serait bien obligé de réagir. Car il ne comprend que la force. Mais je n’entends aucun responsable politique faire des propositions constructives à ce sujet. Au fond, l’affaire Boualem Sansal illustre le côté pathologique des relations franco-algériennes depuis les origines. Ce serait le moment idéal pour en finir avec cela.
Que voulez-vous dire ?
La France doit laisser partir ce pays pour avoir avec lui des relations de partenariat égalitaires. Mais pour ce faire, nous devons accepter la réalité : voilà plus de soixante ans que nous avons quitté l’Algérie. Le pouvoir en place a eu tout le temps de prouver son incompétence sans l’aide de personne - il a tout de même réussi à appauvrir le pays le plus riche d’Afrique… C’est bien Alger qui est obsédé par la France et non l’inverse. Il y a fort à parier que si un sondage était réalisé auprès des Français sur l’Algérie, nombreux seraient ceux qui préféreraient n’avoir aucun rapport avec ce pays. Nous occupons les rêves de l’intelligentsia algérienne. Mais on a envie de leur dire : oubliez-nous ! Occupez-vous de votre pays qui va mal et laissez la France tranquille. Il faut savoir que dans l’hymne national algérien, l’ennemi, c’est la France. Soixante-deux ans après la guerre, le pouvoir algérien en est encore à nous désigner comme l’ennemi public n° 1. C’est à nous de faire en sorte de rééquilibrer la relation, en en finissant avec cette culpabilité coloniale dont joue grandement le pouvoir algérien… Car il faut le dire, celui-ci n’a jamais fini de faire la guerre à la France parce que c’est sa raison d’être. Son identité repose sur la haine de notre pays.
Pourquoi jugez-vous important d’organiser des événements de soutien à Boualem Sansal en France ?
Le pouvoir algérien est, au fond, très sensible à l’image qu’il renvoie. Il ne faut rien lâcher à cette clique de prédateurs. Des appels à la libération de Boualem Sansal ont été relayés dans toute la presse internationale, même aux Etats-Unis. Le pouvoir algérien cédera à partir du moment où il verra que cet emprisonnement, ce kidnapping légal est préjudiciable pour ses intérêts. J’ai bon espoir que la mobilisation du monde politique et intellectuel finira par inquiéter les militaires au pouvoir, en tout cas je l’espère. C’est d’ailleurs pourquoi je pense qu’il ne faut pas non plus trop se focaliser sur les réactions peu honorables qui condamnent, chez nous, Boualem Sansal. Elles sont le fait des rangs traditionnels de capitulards, mais à nous de les submerger en étant convaincants.
Ces réactions n’ont-elles pas, tout de même, de quoi interroger sur l’évolution du rapport de certains à la liberté d’expression ?
Il est clair que le domaine de la censure s’est étendu au cours des vingt dernières années. Il y a des sujets dont on ne veut pas parler. Regardez le traitement qu’avait reçu l’ouvrage Soumission de Michel Houellebecq, qualifié d’islamophobe. Islamophobie, voilà un mot qui ne veut rien dire et que je m’interdis d’utiliser. Je combats ce terme depuis vingt ans et lui ai même consacré un livre entier. On a le droit de ne pas aimer l’islam comme on a le droit de ne pas aimer le judaïsme ou le christianisme. Curieusement, le mot christianophobie n’existe pas alors même que les minorités chrétiennes sont persécutées partout et surtout dans le monde musulman… A chaque fois qu’un écrivain veut s’exprimer librement sur un sujet, tombent sur lui les foudres de l’antiracisme. Mais en réalité, la liberté d’expression est aujourd’hui menacée de tous bords. A gauche, comme à droite. On voit bien qu’aux Etats-Unis, le wokisme, qui est un principe de censure en soi, est compensé par le trumpisme qui, lui aussi, interdit, empêche les enfants de lire certains livres. En France, l’auteure Rebecca Lighieri a d’ailleurs récemment été la cible de virulentes critiques émanant de plusieurs associations conservatrices et de cercles ultracatholiques pour son ouvrage Le Club des enfants perdus, qui était en lice pour le Goncourt des lycéens. Cela étant, le plus grand danger reste le fanatisme islamiste qui, à la moindre caricature, sort les menaces physiques, la violence, et sème la mort. C’est toute l’histoire de Charlie Hebdo, de Samuel Paty, de Dominique Bernard… C’est pourquoi il ne faut jamais cesser de dénoncer les censeurs et ceux qui collaborent à leur agenda, d’où qu’ils viennent.