Villas russes et comptes offshore : les derniers secrets de la fortune de Bachar el-Assad
Jeans bleus et t-shirts blancs. Ni voitures de luxe, ni yachts extravagants. Pendant près de vingt-cinq ans de règne, Bachar el-Assad a cultivé une image de modestie, presque d’austérité, en public. Sur ses photos de vacances, le cadre apparaît toujours sobre, comme celui d’une famille banale. L’ophtalmologue de formation, sorti des meilleures écoles de Londres, ne voulait pas ressembler à ses alter ego Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi, pour qui les démonstrations de démesure équivalaient au pouvoir absolu. "Nous menons une vie simple, en tous points semblable à celle de la classe moyenne de Damas", répétait sa femme Asma el-Assad à longueur d’interviews dans la presse occidentale, avant la guerre civile. Le 8 décembre, ce vernis de simplicité s’est effondré aussi vite que le régime de son mari.
Des vêtements de designers et des bijoux de luxe, il ne reste que des boîtes en carton, éventrées sur le sol de leur palais de Damas. Les tapis rouges restent en place pour recouvrir le marbre de cet édifice immense qui surplombe la capitale syrienne. Quelques heures seulement après la fuite de Bachar el-Assad, des centaines de Damascènes se sont précipités dans le bâtiment pour vider les tiroirs de leur si cher dictateur.
Une fortune évaluée de 1 milliard à… 400 milliards de dollars ?
Sur les réseaux sociaux, les civils exposent leurs sacs Louis Vuitton, Hermès et Dior remplis de babioles, avant de crier leur stupéfaction devant les dizaines de voitures de luxe garées dans le garage du président déchu. "L’étendue de leur fortune réelle sera très difficile à évaluer, tempère Matthew Zweig, qui a participé, au sein de l’administration Trump, à la mise en place des sanctions économiques américaines contre le régime syrien en 2019. Les Assad ont suivi le même schéma que les Kim en Corée du Nord, avec une efficacité redoutable pour se fondre dans le décor." Maintenant que ce rideau est tombé, la chasse aux trésors est ouverte.
Dans un rapport de 2022, le département d’Etat américain évaluait la fortune personnelle de Bachar el-Assad "entre un et deux milliards de dollars". Un chiffre très critiqué par tous les connaisseurs du régime qui, sans connaître l’ampleur précise de ses avoirs, jugent leur valeur très nettement supérieure. "Certains estiment que la fortune des Assad dépasse les 400 milliards de dollars, même si personnellement je ne pense pas que la Syrie soit suffisamment riche pour qu’ils aient amassé une telle somme, raconte Nanar Hawach, analyste à l’International Crisis Group. Ce qui est certain, c’est que les Assad ont détourné des montants astronomiques et exerçaient un monopole sur l’économie syrienne, au sein de laquelle tout l’argent allait à leurs proches et à leurs soutiens. C’était particulièrement vrai depuis 2018-2019." L’administration américaine reconnaît d’ailleurs la complexité à mesurer la fortune personnelle du dictateur en fuite, "tant celle-ci est répartie à travers une multitude de comptes en banque, de portefeuilles immobiliers, d’entreprises et de comptes offshore dans des paradis fiscaux".
"Comme un château de cartes"
Depuis le coup d’Etat du père de Bachar en 1970, la famille Assad a fusionné ses propres comptes en banque avec ceux de l’Etat syrien. Un clan qui régnait sur l’armée, les renseignements, l’éducation et la religion, mais surtout sur l’économie. Dans l’indice de corruption publié chaque année par Transparency International, la Syrie se classe 178e… sur 180 pays.
"Le régime nourrissait un très large réseau de favoritisme et avait mis en place une économie de palais [NDLR : dans laquelle la richesse du pays passe d’abord dans les mains d’une administration avant d’être redistribuée], à l’image de ce qui existe en Corée du Nord ou au Venezuela, décrit Matthew Zweig, aujourd’hui analyste à Washington pour le think tank Foundation for Defense of Democracies. Ces systèmes de favoritisme sont très compliqués à cibler et à sanctionner depuis l’extérieur. Mais une fois que vous avez fait mouche, ils s’effondrent comme des châteaux de cartes…"
La guerre civile de 2011 n’a pas freiné l’appétit de Bachar el-Assad pour la corruption. Bien au contraire. Alors que la répression causait plus de 500 000 morts et jetait 12 millions de Syriens sur les routes, le clan a renforcé son étreinte sur une économie exsangue, afin de s’assurer le soutien de ses derniers fidèles. Criblé de sanctions internationales et privé de ses principaux puits pétroliers (passés sous le contrôle des forces kurdes dans l’Est du pays), le régime s’est alors tourné vers deux sources de revenus inédites : l’aide humanitaire et le trafic de drogue. La fortune du clan Assad a continué de croître pendant que le PIB de la Syrie s’effondrait, passant de 67 milliards de dollars en 2011 à 9 milliards en 2021. Le taux de pauvreté, lui, a explosé au-delà de 90 %, selon l'ONU.
Ces dernières années, la principale source de revenus des Assad s’appelait le captagon. Drogue de synthèse à base d’amphétamines, coupée et distribuée dans des petites pilules, elle ne coûte presque rien à fabriquer mais se vend par millions dans les pays riches du Golfe, notamment en Arabie saoudite. D’après l’analyste Nanar Hawach, 80 % du trafic mondial de captagon provenait de Syrie avant la chute du régime. Une manne immense qui arrivait, en majeure partie, sur les comptes en banque du clan Assad.
Parmi les nombreuses usines de production de captagon découvertes depuis la chute du régime, au moins l’une d’entre elles, située à Douma, était gérée directement par Maher el-Assad, le frère de Bachar. Seulement le sommet de l’iceberg, selon Caroline Rose, auteure de nombreuses études sur le trafic de captagon. "La famille Assad était extrêmement impliquée dans ce trafic, souligne l’analyste au New Lines Institute. Le captagon constituait l’une des principales sources de revenus du régime et le trafic ne finançait évidemment pas les services publics… Tout cet argent servait avant tout à renforcer le soutien des officiers du régime et allait aux membres de la famille Assad." A l’échelle internationale, ce trafic a rapporté environ 10 milliards de dollars en 2022, selon les estimations. Au moins 2,4 milliards sont allés dans les poches du régime syrien pour cette seule année.
Le captagon avait aussi un intérêt diplomatique pour Assad. Le "boucher de Damas" s’en servait comme moyen de pression sur ses voisins, en particulier l’Arabie saoudite, pour être réhabilité sur la scène internationale. Le deal était simple : les cargaisons de drogue diminueront en échange de concessions diplomatiques, voire d’investissements dans le pays. Les Saoudiens auraient ainsi promis 4 milliards de dollars à la Syrie contre l’arrêt du trafic. Bachar el-Assad avait aussi fait son retour à la table de la Ligue arabe en 2023… "Ce trafic de captagon était un moyen de contourner les sanctions internationales, de minimiser leurs effets sur les alliés les plus proches du régime et sur ses membres clés, assure Caroline Rose. Finalement, c’était un indicateur de la faiblesse de la structure du régime, un des signes annonciateurs de son effondrement si rapide."
Avant sa chute, le régime syrien puisait aussi dans une autre source de revenus internationaux : l’aide humanitaire. Chaque année, les pays occidentaux fournissaient près de 2,5 milliards de dollars d’aide à la population syrienne, tout en sachant qu’une grande partie de ces dons seraient détournés par la famille Assad. C’est notamment Asma, la femme d’origine britannique de Bachar el-Assad, qui était chargé de coordonner l’ensemble du réseau humanitaire syrien. En clair, aucune aide ne pouvait entrer puis être distribuée dans le pays sans son aval.
Le régime a non seulement détourné directement des millions de dollars de cette façon, mais ce système a aussi permis de maintenir son économie à flot grâce à l’arrivée de devises étrangères dans le pays. En manipulant le taux de change, la moitié de l’aide humanitaire allait dans les caisses du régime dès son entrée sur le territoire syrien. "Ceux qui violent les droits humains sont les mêmes qui bénéficient des destructions qu’ils ont causées, alors que leurs victimes n’ont accès ni à l’aide humanitaire ni au développement économique", tranchait un rapport très complet du Center for Strategic and International Studies en 2022.
Des avions remplis de billets de banque vers Moscou
La fuite de Bachar el-Assad vers Moscou fut soudaine, ce 8 décembre, mais cet exil doré avait été préparé de longue date. Un de ses fils étudiait depuis des années en Russie, et sa femme Asma y était régulièrement soignée. Surtout, le clan Assad avait lourdement investi dans l’immobilier russe ces dernières années en acquérant une vingtaine de résidences dans la capitale, pour une valeur de plus de 30 millions de dollars. Pour trouver refuge pendant ce long hiver russe, la famille Assad a donc le choix entre des villas et des appartements luxueux dans "la ville des Capitales", un nouveau quartier d’affaires flambant neuf de Moscou.
Comme l’a révélé le Financial Times, les Assad ont transféré au moins 250 millions de dollars en liquide vers la Russie grâce à des avions remplis de billets de banque de 100 et 500 dollars. Le journal britannique a mis la main sur des documents prouvant l’existence d’au moins 21 vols de ce type entre mars 2018 et septembre 2019. Et ce n’est qu’un début. "Le régime s’est effondré tellement vite qu’il n’a pas eu le temps de supprimer, de brûler ou d’emporter avec lui un nombre incalculable de preuves de ses actes, rapporte l’analyste Nanar Hawach. Toutes ces données et ces preuves sont collectées en ce moment même, ce qui devrait avoir un rôle très positif pour l’avenir de la Syrie. De plus, les personnalités du régime qui se trouvent encore sur le territoire syrien échangeront bien volontiers des informations et des preuves en échange d’une forme d’amnistie."
Déjà, des organismes de lutte contre les crimes financiers internationaux reçoivent des signalements et des documents reliant le régime à des comptes offshore. Le travail sera long, éprouvant. Mais un espoir de mettre à jour des réseaux de financement des Assad et, éventuellement, de les saisir, vient de naître avec la chute du régime. "Paradoxalement, cette complexité des montages financiers fait intervenir de nombreuses juridictions [NDLR : étrangères] et il suffit donc que l’une d’elles lâche pour que toute la chaîne se retrouve exposée, abonde Chanez Mensous, juriste spécialisée dans l’étude des flux financiers illicites pour l’association Sherpa. Ces dernières années, lors de révélations de scandales financiers, soit par le biais de leaks [NDLR : fuites] soit en raison de la coopération de certaines autorités, nous avons pu constater que ces maillons sont finalement assez fragiles et qu’ils ne permettent une opacité que temporaire."
L’ONG française Sherpa a notamment été en pointe sur le dossier des biens mal acquis syriens, en contribuant au procès en France d’un oncle de Bachar el-Assad, tombé en disgrâce familiale à la fin des années 1990. Condamné définitivement en 2022 pour blanchiment en bande organisée et détournement de fonds publics, Rifaat el-Assad a fui Paris pour la Syrie. La justice a saisi plusieurs de ses propriétés en Europe, dont des appartements à Paris et à Lyon, un château à Bessancourt, ainsi que des comptes bancaires. L’enquête a révélé une partie de son empire immobilier sur notre continent, avec des propriétés luxueuses aussi en Espagne et au Royaume-Uni. Un aperçu de la fortune des Assad.
Pendant le procès de Rifaat el-Assad, Chanez Mensous se souvient des chaises vides dans l’assistance. "A l’époque, les gens avaient très, très peur, raconte la juriste de Sherpa. Il existait encore une chape de plomb autour des Assad, même si le procès concernait un membre honni et exilé du clan." La chute du régime donne l’espoir que les langues vont aussi se délier au sein du peuple syrien. "C’est l’un des nombreux aspects vertueux de la chute de Bachar el-Assad, poursuit Chanez Mensous : elle va permettre à la société civile syrienne de se constituer, de parler, de se libérer." Et, peut-être, de retrouver l’argent confisqué pendant tant d’années au peuple syrien.