Un communisme de l'abondance est-il possible ? Une relecture de Marx
Moins ! est un livre qui commence par dénoncer le désastre social et écologique engendré par le capitalisme et le mode de vie des pays développés. Nous sommes entrés dans l' « anthropocène », une nouvelle ère qui se définit par l'envahissement de l'activité humaine sur toute la surface de la terre. Paradoxalement, la croissance économique qui l'accompagne et qui promettait une vie aisée à l'humanité sape les fondements même de la prospérité humaine en menaçant la planète : on sait l'ampleur des changements climatiques qui nous touchent ou des émissions de gaz à effet de serre qui s'accroissent chaque année. Si nous n'intervenons pas, nous dit Kohei Saito, « l’anthropocène se dirige vers la catastrophe ».
Or mondialisation capitaliste et crise environnementale sont liées, comme le montrent les impacts de la globalisation sur les pays en voie de développement. Notre « mode de vie impérial » est fondé sur une expropriation des ressources et de l'énergie du Sud global, dans une relation de subordination entre le Nord et le Sud. Nos sociétés sont en quelque sorte « externalisées » aux dépens du Sud global et exploitent la totalité de l’environnement mondial, perçu comme un simple terrain à piller. Les conséquences négatives de cette expansion « extrativiste » commencent à se faire sentir, la multiplication infinie de la valeur visée par le capital atteignant sa limite. Se référant à Marx, l'auteur souligne que le capitalisme invisibilise ses propres contradictions en les déplaçant : les déplacements technologiques perturbent les écosystèmes, les déplacements spatiaux épuisent les sols, les déplacements temporels hypothèquent l'avenir. Sommes-nous près de la fin du capitalisme et à un tournant de son histoire ? Le célèbre mot d'ordre de Rosa Luxembourg « socialisme ou barbarie » recouvrerait ainsi réalité.
Quelles pistes et solutions ?
Peut-on imaginer, face à cette perspective, des mesures suffisamment audacieuses ? De nombreux intellectuels, en Europe comme aux États-Unis, préconisent un pacte vert, ou New Deal environnemental. Il s'agit de stimuler une « économie verte » encadrée par une série d’objectifs de développement durable (dits ODD). Pour les grandes instances adeptes de cette option (ONU, OCDE, FMI...), le néolibéralisme ne se justifie plus. L'austérité ou le moins d’État ne peuvent répondre aux urgences qui nous entourent. C'est le moment d'adopter un nouveau keynésianisme, climatique celui-là, tout en veillant à ne pas dépasser ce que les spécialistes de l'environnement appellent les « limites planétaires » – par exemple l'érosion de la diversité, la pollution chimique ou la diminution de la couche d'ozone. Autrement dit, il s'agit de découpler croissance économique, donc croissance de la consommation, et décarbonisation de la société.
Pourtant, selon de nombreux climatologues, cette idée de découplage est une illusion : il n'est rendu possible dans les pays développés que par un déplacement à l'extérieur, les pays industrialisés important leurs ressources des pays du Sud. De plus, le keynésianisme climatique ne fait que stimuler le marché. : il ne le régule pas et n'a donc aucun effet sur la réduction des émissions à effet de serre. De plus, ces politiques vertes mises en œuvre dans les pays développés se payent par l'aggravation du pillage de la périphérie.
La seule issue qui s'offre est donc celle de la décroissance : comment viser cette décroissance dans un système capitaliste ? Et de quel type de décroissance parlons-nous ? Pour Kohei Saito, nous nous trouvons devant quatre options pour l'avenir : le fascisme climatique (opportunité commerciale et répression des populations vulnérables au plan environnemental) ; l'état de barbarie (révolte des plus vulnérables et réflexes de survie) ; le maoïsme climatique (gouvernance climatique imposée) ; un futur juste et durable (une nouvelle rationalité). On l'aura compris, c'est cette vision du futur que propose l'ouvrage : une priorité donnée à l'homme et à la nature qui, face à un « capitalisme du désastre », privilégie « un post-capitalisme de décroissance ». Cette possibilité, pourtant débattue depuis les années 1990 (notamment par André Gorz ou Serge Latouche), n'a évidemment pas l'aval des générations les plus âgées, servies jusqu'ici par la croissance économique. C'est un nouveau New Deal vert, sans croissance celui-là, que réclament les jeunes générations à travers des mouvements environnementaux révolutionnaires. « Transformer fondamentalement le travail, dépasser le conflit de classe représenté par l'exploitation et la domination, et établir une société libre, égale, juste et durable », telle est cette théorie de la décroissance.
Marx : une philosophie de la décroissance
Cette théorie mène à interroger certains écrits de Marx et sa critique du capitalisme, même si celle-ci n'est pas directement associée aux problèmes environnementaux. En effet, une nouvelle interprétation de son œuvre est devenue possible grâce à une réédition intégrale (en cours) de textes de Marx et d'Engels appelée MEGA, rassemblant plus de 100 volumes constitués de notes de recherches accumulées par Marx. Un des concepts clés de cette réinterprétation est l'idée de « commun » ou des « communs » qui se réfère à une richesse qui devrait être partagée et gérée socialement. Cette idée ouvre une troisième voie entre néolibéralisme et nationalisations forcées via laquelle les biens publics (eau, électricité, logement, soins, éducation...) sont gérés démocratiquement comme un capital social commun. Pour Marx, le communisme signifie une société dans laquelle les moyens de production – la Terre comprise - sont administrés par les producteurs eux-mêmes. C'est une tentative consciente, dit Slavoj Žižek, pour reconstruire les communs démantelés par le capitalisme : la connaissance, l'environnement naturel, les droits de l'homme et la société.
Ce qui rend les communs et les moyens de les produire possibles, ce sont les associations – terme de Marx lui-même – ou les coopératives volontaires de travailleurs. En lisant le Marx des dernières années, on peut trouver de quoi mettre en question la mise en avant exclusive du concept de force productive qui, une fois le capitalisme enfermé dans ses contradictions, consacre la domination de la nature par l'homme et prépare l'émancipation de la classe ouvrière. Influencé par le scientifique Justus von Liebig, Marx développe en effet dans Le Capital une nouvelle théorie dite du « métabolisme matériel » selon laquelle l'être humain et la nature sont en interaction cyclique, en particulier par le travail, médiateur entre l'homme et la nature. Mais le capital, en cherchant à augmenter sans cesse sa propre valeur, perturbe ce métabolisme, en aliénant l'homme, en épuisant les ressources naturelles et en détruisant les écosystèmes.
Au-delà de la critique de Liebig sur « l'agriculture spoliatrice », les notes relevées dans l'édition de la MEGA sur la géologie, la botanique, la chimie font état de la déforestation excessive, de la surutilisation des combustibles fossiles ou de l'extinction des espèces, comme autant de contradictions du capitalisme, celui-ci ne pouvant conduire qu'à un pillage toujours accru. Pour Kohel Saito, Marx aspire désormais à une transition vers un autre système économique qui ménagerait une croissance durable : un « écosocialisme ». C'est la primauté même des forces productives qui est mise en question ainsi que la vision eurocentriste et colonialiste qui prédominait dans les premières œuvres de Marx. C'est du même coup une remise en question d'une vision progressiste de l'histoire. Il va ensuite plus loin en observant des sociétés communautaires non européennes à économie stationnaire. Égalité et durabilité communautaire peuvent être reliées sans obligation de productivisme. Décroissance et communisme ne sont plus incompatibles. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx parle de « richesse collective », allusion aux communs déjà évoqués ou à l'idée d'« abondance radicale » dans une économie stationnaire.
Kohei Saito élabore ensuite une critique des théories qui se réclament du communisme mais qui, tout en partageant le même constat sur la nécessité d'un changement environnemental radical, continuent à miser sur une activité économique et technologique croissante, destinée à assurer le bien-être de tous et l'égalité politique : accélérationisme de gauche, écomodernisme, réformisme électoral…
Pour remettre vraiment en question le capitalisme, il faut redéfinir l'abondance sous une forme compatible avec le consumérisme capitaliste. Paradoxalement, le capitalisme génère en permanence le manque et la rareté, causes de la pauvreté. « Le communisme au contraire vise à reconstruire les communs et à restaurer une abondance radicale ». Les communs doivent pouvoir faire l'objet d'une gestion citoyenne, autonome et horizontale. Pour parvenir à ce communisme de décroissance, plusieurs étapes devront être franchies : passer d'une économie de la valeur (celle du capital) à une économie de la valeur d'usage, réduire le temps de travail, abolir la division standardisée du travail, démocratiser le processus de production, mettre en valeur des services essentiels.
En lançant cet appel à un « communisme de l'abondance » ou à « une économie prospère née du communisme de décroissance », Kohel Seito ne fait pas mystère de ses choix politiques et de son espoir en une révolution sociale. L'ouvrage étonnera moins par cette audace – pour certains d'un autre temps – que par l'idée d'un Marx décroissant, ou mieux, d'une philosophie de la décroissance. « Marx décroissant ? Vous êtes fou ? ». Tous les lecteurs ne seront sans doute pas convaincus mais on fera crédit à Kohel Saito de nous ouvrir à la lecture d'un Marx anticipant la problématique de l'environnement.