Une sécurité sociale de l'alimentation
Devant les difficultés croissantes de l’aide alimentaire et les limites du système agroalimentaire, des voix s’élèvent en France pour appeler à l’établissement d’un nouveau modèle pour l’accès à l’alimentation, en particulier sous la forme d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA).
En intégrant l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale, ce modèle ambitionne de permettre à tous de s’alimenter correctement en ayant accès à des produits sains, respectueux de l’environnement et qui rémunèrent suffisamment les agriculteurs. Dans une logique universaliste, tout le monde recevrait un même montant chaque mois, pour acheter des produits alimentaires dans des commerces conventionnés. Cette aide serait financée par des cotisations en fonction des ressources de chacun, et des caisses locales citoyennes seraient chargées de gérer les conventionnements. Ce changement de système transformerait à terme toute la chaîne de production agricole et alimentaire.
Le livre de Sarah Cohen et Tanguy Martin, deux militants d’ISF Agrista, détaille cette proposition ambitieuse, qui constituerait pour certains acteurs associatifs et du monde agricole une réponse aux différentes crises du système alimentaire. L’ouvrage revient sur la nécessité de démocratiser le système alimentaire et propose un plan clair pour l’implémentation de la SSA. Il s’aligne avec la vision portée par le Collectif pour une Sécurité sociale de l’Alimentation, principal promoteur du projet à l’échelle nationale.
Le constat d’un système agroalimentaire défaillant
L’idée d’une SSA part du constat que le système alimentaire actuel n’est pas en mesure d’assurer à tous une alimentation saine, durable, accessible et, s’agissant des producteurs, rémunératrice.
L’ouvrage commence par une critique virulente de l’industrie agroalimentaire. Contrôlée par une poignée de grands groupes dont la logique fondamentale est la recherche de profit, les auteurs affirment qu’elle est menée au détriment des travailleurs des filières agricoles et alimentaires. L’intensification agricole a aussi été particulièrement néfaste pour l’environnement.
En parallèle, la précarité alimentaire en France atteint des niveaux inédits, alimentée ces dernières années par la crise sanitaire et l’inflation qui a suivi. Le système d’aide alimentaire peine à répondre aux besoins de cette population grandissante et rencontre de nombreuses difficultés structurelles : dépendance aux dons d’invendus et donc au gaspillage alimentaire, contraintes logistiques et complexités administratives reposant sur les bénévoles, stigmatisation des bénéficiaires, problématique du non-recours, apport nutritionnel des denrées distribuées insuffisant, etc.
Des politiques publiques et des alternatives jugées insuffisantes
Face à ces constats alarmants, les auteurs présentent ce qui fait selon eux les limites des politiques publiques actuelles. Tout d’abord, ils affirment que si la Politique Agricole Commune (PAC) européenne a effectivement permis une baisse des coûts de l’alimentation, cette baisse n’a en réalité pas profité aux Européens. Elle a masqué l’apparition de nombreux coûts indirects pour la société ou pour les individus : l’industrialisation des chaînes de production alimentaire a « produit une nourriture moins nutritive et destructrice des écosystèmes », entraînant par exemple des coûts de dépollution et de santé. La PAC ne répond pas selon les auteurs à son objectif affiché d’assurer le droit à l’alimentation, et n’a pas dans sa forme actuelle d’objectifs d’accessibilité ou de qualité des produits. Son système de subvention favorise les grandes exploitations.
Les politiques nationales ne permettent pas non plus d’assurer ce droit à l’alimentation. Ce dernier est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ratifié par la France. Néanmoins, aucune loi ne concrétise ce droit en France. Les politiques nationales ont beaucoup tourné autour des enjeux d’éducation à la nutrition, qui font en quelque sorte porter aux populations en surpoids, souvent en situation de précarité, la responsabilité de leur mauvais comportements alimentaires. Les politiques s’attaquant aux sources du problème (qualité des produits vendus, précarité, etc.) ne sont, pour les auteurs, pas non plus suffisantes, notamment en termes de moyens.
C’est ensuite le système de don alimentaire qui est critiqué par les auteurs. Les produits de l’aide alimentaire proviennent en grande partie de la surproduction de l’agro-industrie, qui permet aux grandes surfaces de proposer constamment aux consommateurs un grand choix de produits. Les déductions fiscales liées aux dons alimentaires leur permettent de diminuer le coût de cette surproduction. Depuis la loi Garot de 2016, les dons alimentaires sont souvent présentés comme un moyen de réduire le gaspillage alimentaire. Ce mécanisme « essaie de faire passer le système agroindustriel pour philanthrope et indispensable pour les populations précaires, alors qu’il met le don alimentaire au service de sa rentabilité et de sa légitimité ». En connectant don alimentaire et lutte contre le gaspillage, le principal écueil de ce système selon Louis Cantuel est de ne pas « mettre au cœur de sa finalité le besoin des personnes ». Par ailleurs, le système crée plutôt une dépendance des associations d’aide alimentaire à la surproduction de l’agro-industrie.
Sarah Cohen et Tanguy Martin reviennent ensuite sur les initiatives locales mises en place par des acteurs de la société civile pour émanciper le système alimentaire : l’aide alimentaire alternative (groupement d’achat, AMAP, coopératives de consommateurs, etc.), les dispositifs d’accessibilité aux lieux de cuisine et aux produits (cuisines collectives par exemple), les initiatives de solidarité économique avec les acteurs de l’approvisionnement, etc. Ces modèles alternatifs sont présentés comme de belles avancées, mais leur ampleur n’est pas suffisante pour transformer le secteur de l’alimentation. Ils ont selon les auteurs atteint une échelle, et certains sont « récupérés » par le système agroalimentaire industriel : des réseaux de distribution alternatifs ont par exemple été rachetés par de grands groupes (Naturalia par le Groupe Casino depuis 2008). Pour changer d’échelle, les auteurs sont d’avis qu’il ne suffira pas de démultiplier les initiatives existantes ni de leur faire prendre une ampleur différente, mais de construire les outils adéquats à l’échelle envisagée1.
Une Sécurité sociale de l’alimentation
La réflexion autour d’une SSA est initiée à partir des années 2010 par l’association ISF Agrista, rejointe depuis par d’autres associations et réseaux pour former le collectif SSA, qui réunit les différentes initiatives locales.
Le concept de démocratie alimentaire est au cœur du projet. Pour les défenseurs de la SSA, le système alimentaire doit d’une part répondre aux besoins et aux attentes des populations, et d’autre part assurer l’accès de tous à une alimentation de qualité et choisie. Pour assurer le droit à l’alimentation, il est pour eux nécessaire de créer des espaces de délibération et des lieux d’éducation populaire, pour que les décisions d’orientation de la production soit prises collectivement par les citoyens. L’ouvrage critique le concept de « démocratie par le marché », soit que les consommateurs exprimeraient leurs attentes et orienteraient la production en achetant les produits qu’ils souhaitent. D’une part, les mécanismes de transmission des terres et les subventions avantagent les très grandes exploitations au détriment de l’agriculture biologique et paysanne. D’autre part, les consommateurs sont largement contraints par leur budget ; ils ne consomment pas forcément les produits qu’ils souhaitent acheter mais ceux qu’ils peuvent acheter.
Permettre aux citoyens de prendre les décisions concernant la production alimentaire serait aussi, selon les auteurs, bénéfique pour l’environnement. En effet, ces derniers sont convaincus qu’on ne peut imposer aux populations d’adopter des comportements respectueux de l’environnement, mais que « si les conditions d’une décision démocratique librement éclairée » sont réunies, les citoyens choisiraient la voie de la durabilité.
La SSA s’inspire du modèle de la Sécurité sociale de 1945. Elle s’appuie sur trois grands principes : l’universalité, le conventionnement organisé démocratiquement et le financement par la cotisation sociale, dont les détails restent à définir.
Concrètement, le modèle proposé consiste à distribuer chaque mois à l’ensemble des individus résidant sur le territoire français un budget alimentaire de 150 euros, quel que soit leur âge, nationalité, ou légalité de présence sur le territoire. La hauteur du montant se fonde sur les conclusions travaux de recherche. L’argent serait versé sur une carte et utilisable dans les commerces conventionnés. Ces 150 euros ne couvriraient pas l’ensemble des dépenses alimentaires, mais ce montant reste supérieur au budget moyen dédié à l’alimentation des plus précaires, et permettrait de réduire drastiquement la précarité alimentaire. Les auteurs proposent d’indexer le montant sur l’inflation, et de prendre éventuellement en compte le lieu de vie, en fonction du prix local de l’alimentation. Le budget annuel, sans compter les frais de fonctionnement, est estimé à 118 milliards d’euros. Il serait surtout financé par les cotisations ; les défenseurs de la SSA souhaitent en effet que le budget vienne « d’une socialisation directe de la valeur ajoutée (produite par les travailleuses et les travailleurs) et non pas d’une redistribution par l’impôt ». L’assiette de cotisation serait la même que celle de l’assurance maladie, c’est-à-dire que les cotisations seraient prélevées sur les salaires, les « revenus mixtes », les prestations vieillesse et les prestations chômage.
Les produits et commerces faisant l’objet d’un conventionnement seraient déterminés au sein des caisses locales de Sécurité sociale de l’alimentation par les citoyens eux-mêmes. Le nombre de ces caisses reste à définir, mais l’idée est qu’elles restent au plus proche du contexte agricole et alimentaire, pour assurer une démocratie de proximité. Chaque caisse définirait démocratiquement ses critères de conventionnement. Les auteurs proposent qu’elles respectent simplement quatre principes généraux : fixation des prix afin de garantir la rémunération des producteurs, contrôle des prix des produits internationaux pour éviter tout dumping social ou écologique, exclusion des entreprises qui rémunèrent un capital investi par des personnes extérieures à l’entreprise afin d’éviter la possibilité de profit privé direct, et fourniture des commerces conventionnés uniquement auprès d’entreprises elles-mêmes conventionnées. De plus, les critères de production liés à des enjeux nationaux et internationaux pourront être négociés entre une fédération des caisses et l’État. Les caisses de SSA permettraient de représenter fidèlement les intérêts des habitants du territoire et de créer une réelle culture alimentaire commune. Leur organisation serait à déterminer, mais les membres des caisses pourraient être par exemple tirés au sort dans la population.
La mise en place d’une SSA à l’échelle nationale demanderait une transition complexe dans de nombreux secteurs. Mais selon ses défenseurs, elle permettrait de réellement soutenir les personnes en situation de précarité alimentaire, en allant au-delà des limites de l’aide alimentaire. Cette dernière serait réduite aux situations d’urgence : elle serait considérée comme une aide temporaire, et aurait pour rôle d’accompagner les bénéficiaires vers le droit à l’alimentation. Elle pourrait servir par exemple aux nouveaux arrivants sur le territoire, en attendant qu’ils puissent exercer pleinement leurs droits à travers la SSA.
Quelle faisabilité du dispositif ?
La dernière partie du livre détaille les étapes et discussions nécessaires à l’implémentation de la SSA. Les auteurs présentent les enjeux liés au montant de l’allocation, à son indexation, et à la détermination de l’assiette de cotisation. Ils insistent sur le besoin de développer l’éducation populaire dans le domaine de l’alimentation, pour que chaque individu fasse des choix alimentaires éclairés. De plus, ils envisagent de réglementer voire d’interdire la publicité sur les produits alimentaires et d’imposer des packagings neutres.
Les défenseurs de la SSA sont conscients que la mise en place d’un tel système nécessiterait une réorganisation profonde des filières alimentaires, qui pourrait se faire de manière progressive. Le fonctionnement et la gouvernance des organismes actuels de développement agricole devront être revus.
Plusieurs expérimentations locales sont déjà en cours (à Montpellier, à Toulouse ou encore en Gironde). Ces expérimentations permettent de détecter les potentielles faiblesses du dispositif et de le faire connaître. Néanmoins, elles restent assez restreintes et basées sur le volontariat des participants. Il faudrait qu’une loi soit votée au Parlement pour autoriser des collectivités locales à mener une expérimentation, comme cela a été le cas pour le RSA ou les Territoires Zéro Chômeurs.
Aujourd’hui, les expérimentations menées reposent en grande partie sur des subventions publiques, car les cotisations prélevées ne sont pas suffisantes pour couvrir les dépenses. Cela s’explique notamment par le fait que les personnes en situation de précarité alimentaire sont pour le moment surreprésentées dans les dispositifs. Même si le dispositif était généralisé à l’ensemble de la population, le coût resterait très élevé, et les cotisations ne seraient pas suffisantes. Certains reprochent donc à la SSA cette dépendance aux subventions.
En outre, cette dépendance renvoie à un problème plus fondamental. La catégorie de risque qui sous-tend le modèle de la Sécurité sociale est fondée sur l’idée selon laquelle le risque (maladie, vieillesse, ou même chômage) se répartit de manière plus ou moins égale dans la structure sociale. Cela explique que chacun soit prêt à cotiser pour une assurance dont il peut toujours avoir besoin. Or s’agissant de l’alimentation, cette répartition du risque n’est pas égale. Une partie non-négligeable de la population ne se sent pas concernée par ce risque, car elle est assurée de pouvoir toujours s’alimenter. Le fait que les expérimentations actuelles ne puissent se passer de subventions peut donc être vu comme un problème plus structurel, renvoyant à l’impossibilité de créer une vraie solidarité sur le même mode que la Sécurité sociale. Une telle critique doit cependant se voir tempérée par l’essor de crises écologiques produisant des tensions structurelles sur les ressources alimentaires, rapprochant ainsi potentiellement l’alimentation d’une appréhension en termes de risque général.
Dans son avis n°91 de 2022, le Conseil National de l’Alimentation (CNA) affirme que la SSA permettrait un « accès plus digne à l’alimentation », atténuerait les disparités territoriales et « soulagerait le budget santé de la Sécurité sociale ». Il souligne néanmoins plusieurs freins à sa mise en place. Il émet un doute sur l’acceptation par la population d’une nouvelle cotisation sociale, le contexte n’étant pas le même que celui de 1945. Il met en garde sur les ruptures des accords de libre-échange et sur la conformité aux règlements européens.
La SSA engendrerait, en cas de généralisation à l’ensemble de la population, une restriction de choix pour les ménages, car le montant mensuel alloué ne pourrait être dépensé que pour des produits durables et sains. Il n’est pas du tout certain qu’une large part des classes moyennes et supérieures accepte de financer un système alternatif dans lequel sa liberté de choix alimentaire serait largement restreinte. D’une part, les préférences alimentaires font partie intégrante de l’identité des individus, et d’autre part, les dépenses d’alimentation revêtent une dimension symbolique particulièrement forte, ce qui rend les choix alimentaires très sensibles. L’atteinte à cette liberté de choix constitue donc un autre frein à l’acceptation de la SSA.
Par ailleurs, comment produire assez d’aliments de qualité, surtout à court et moyen terme, en résistant aux pressions de l’industrie agroalimentaire ? De nombreuses questions restent donc en suspens. La SSA est donc un projet ambitieux qui, selon Sarah Cohen et Tanguy Martin, répondrait à la triple problématique du système agroalimentaire actuel : limiter la précarité alimentaire, permettre une rémunération plus juste des agriculteurs et travailleurs des filières agroalimentaires, et mettre l’accent sur la durabilité de notre alimentation et le respect de nos écosystèmes. Si elle s’appuie sur un modèle bien connu, qui la rend compréhensible de tous, elle entrainerait cependant de grands bouleversements dans le système agroalimentaire, ce qui suscite beaucoup d’interrogations sur sa faisabilité et sa pertinence.
Notes :
1 - voir Caron, Patrick. « Nourrir 10 milliards d’êtres humains et assurer leur sécurité alimentaire : une question dépassée ? », Raison présente. 10 avril 2020, N° 213 no 1. p. 11‑20.