Notre baromètre exclusif sur les retraites : "L’Etat rêve de flécher l’épargne, ce serait confiscatoire et dangereux"
L’Express s’associe à l’institut de sondages Viavoice, à HEC Paris et à BFM Business, pour questionner un panel représentatif de Français et de cadres sur un sujet d’actualité. Augustin Landier, professeur de finance à HEC et docteur en économie du MIT, décrypte les résultats de ce Baromètre des décideurs.
L’Express : Un peu moins d’un sondé sur deux souhaite que l’âge de départ en retraite, relevé à 64 ans par la réforme de 2023, soit réduit. Au fil des études d’opinion, on constate que cette part de réfractaires tend à baisser. Les Français deviennent-ils pragmatiques ?
Augustin Landier : Le sujet reste clivant mais il est vrai qu’un groupe presque majoritaire juge qu’il faut maintenir, voire augmenter l’âge légal de départ à la retraite. Ces 9 ou 10 % des sondés qui plaident pour aller au-delà des 64 ans considèrent que les seniors doivent participer à la vie économique plus longtemps. C’est de fait ce qui se passe : quand on regarde les chiffres de l’Insee, on voit bien que depuis une dizaine d’années, les gens travaillent de plus en plus tard. C’est dû, en partie, aux réformes précédentes, mais aussi à une évolution générale de la société. Presque 15 % des Français de 66 ans ont un emploi, et cela augmente nettement. La part de la population en bonne santé autour de 65 ans est de plus en plus élevée. Elle veut demeurer dans la vie active, mais pas dans les mêmes conditions.
Si le rejet de la réforme de 2023 a été aussi fort, c’est parce qu’elle a été imposée par la voie du 49.3, au terme d’un débat de mauvaise qualité. Après avoir défendu l’idée que la bonne solution était la retraite à points, l’exécutif s’est concentré sur un unique paramètre, l’âge légal de départ en retraite. Alors qu’il existe beaucoup d’autres variables. Se focaliser sur l’âge légal est une erreur car les cas particuliers sont trop nombreux. Pour des raisons diverses, on peut souhaiter partir plus tôt, en acceptant une décote. Retirer cette option aux actifs les prive d’une forme de liberté. Il faut offrir un menu de possibilités, qui soit économiquement finançable mais donne de la flexibilité.
Les 64 ans sont un marqueur, qui avait pour objectif de centrer le débat…
Le système est complexe, les gens ne sont pas très au courant, en particulier les jeunes qui ne sont pas tellement intéressés par ces histoires de trimestres. Moi-même qui ai passé une quinzaine d’années de ma carrière aux Etats-Unis, je ne peux pas dire que je sois au clair sur ce à quoi j’aurai droit… En même temps, laisser entendre que le sujet est simple quand il ne l’est pas est aberrant et conduit à la défiance.
Que pensez-vous de la décision de François Bayrou de réunir en conclave les partenaires sociaux pour éplucher cette réforme ? Certains craignent qu’on ne remette une pièce dans la machine.
Idéalement, l’Assemblée nationale pourrait être un lieu de délibération rationnel. Malheureusement, ce n’est pas le cas en ce moment. C’est donc une bonne chose de donner une chance au dialogue social entre les syndicats et le patronat. Il est important de réintroduire de la flexibilité, et d’étudier la question de l’activité des seniors dans les entreprises, et pourquoi pas dans la fonction publique. Lancer ces débats est utile car ils n’ont jamais vraiment eu lieu.
La CFDT était très ouverte à l’idée de la retraite à points. Je pense d’ailleurs que c’est le bon système à long terme. Il y aura une couche de retraite par répartition, on cotisera, et la valeur du point se réduira automatiquement quand il y aura moins d’argent dans le système. Par ailleurs, les gens épargneront pour leur retraite et organiseront leur vie en fonction de leur appétit au confort, à l’espace dont ils ont besoin… Les situations particulières sont très diverses. Laisser les gens maîtres de leurs choix de vie au-dessus d’un certain seuil minimal de pension, c’est à mon avis ce qui devrait prévaloir.
Pour que cette épargne retraite se généralise, encore faudrait-il que le mot "capitalisation" ne soit plus tabou dans le débat public…
Mais de quelle capitalisation parle-t-on ? La capitalisation individuelle est une bonne chose, et les Français la pratiquent déjà dans une large mesure, avec leur assurance-vie ou leur PER, parce qu’ils ont bien en tête l’idée qu’il leur faudra un matelas pour compenser la baisse de leurs revenus lorsqu’ils prendront leur retraite : ce n’est pas tabou, c’est du bon sens. Il faut inciter les Français à investir plus en actions. Pour autant, je suis beaucoup plus réservé sur cette petite musique qui monte aujourd’hui selon laquelle il faudrait instaurer une capitalisation d’Etat.
Certains disent que l’épargne des Français est mal utilisée et crient au scandale parce qu’elle part aux Etats-Unis. Mais enfin, l’épargnant n’est pas idiot : il cherche le rendement qui lui est le plus favorable. L’Etat, qui est financièrement contraint, rêve de pouvoir "flécher" notre épargne vers ses projets : la transition écologique, la réindustrialisation… Ce serait à la fois confiscatoire, inefficace et dangereux.
Il est sain que les Français contrôlent leur épargne, plutôt que le ministère des Finances. Cela préserve une charge de la preuve sur la rentabilité de chaque projet : pour obtenir son argent, il faut convaincre l’épargnant. La grande méfiance que suscite la volonté d’étatiser le bas de laine des Français ne me semble donc pas infondée. Regardez le Fonds de réserve pour les retraites, créé en 2001 : dès qu’il y a eu un trou dans les finances publiques, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de le ponctionner…
Une courte majorité des sondés ont conscience qu’ils sont mieux lotis que les Allemands, les Italiens ou les Espagnols sur l’âge de départ à la retraite. Ce chiffre vous étonne-t-il ?
Oui, en bien. D’autant que la fraction qui se trompe franchement, en pensant que les Français partent plus tard à la retraite que leurs voisins, est faible. Globalement, il n’y a pas de déni de réalité dans la société. C’est rassurant, et ça montre que ce qui se passe en Europe est connu, que l’information circule. Après, on sent qu’il y a un attachement très fort en France à cette période où l’on est censé "profiter" enfin de la vie. En 2023, Simon Kuper, le correspondant à Paris du Financial Times, avait écrit un article, mi-sarcastique, mi-admiratif, à ce sujet. Il disait que les Français avaient inventé une sorte d’âge d’or, unique au monde : les dix premières années de retraite. Cette période précieuse où l’on peut voyager et passer de bons moments, sans contraintes familiales et dans un état de santé encore satisfaisant.
Il est possible que cette préférence pour le temps libre soit plus forte chez nous qu’ailleurs. Mais il faut être conscient qu’elle a un prix, qu’il faut collectivement assumer : des pensions plus faibles, une consommation moins élevée, une perte de puissance du pays. Le voulons-nous vraiment ? L’intuition d’Emmanuel Macron, que je partage, était de dire que la France ne peut rester une puissance écoutée dans le monde qu’à condition de conserver une productivité et une richesse par habitant décentes. Le fait de basculer nettement plus que les autres vers une société du temps libre, des loisirs, a des conséquences sur ce que nous sommes en tant que nation.