Giuliano da Empoli : la fin des élites est-elle inéluctable ?
Dans L’Heure des prédateurs, Giuliano da Empoli abandonne la fiction pour livrer l’essai incisif que l’on sait sur les coulisses du pouvoir contemporain. À mi-chemin entre le traité politique et le récit d’observation, il brosse le portrait d’un monde en mutation, où les anciennes élites, victimes de leurs incompétences répétées, font vaciller le monde…
Les analyses politiques de l’auteur italo-suisse Giuliano da Empoli ont acquis un certain succès, depuis la parution de son livre Le Mage du Kremlin, Grand Prix du roman de l’Académie française 2022. Ce que tente cet observateur attentif de la politique mondiale, c’est de faire pénétrer ses lecteurs dans les coulisses du pouvoir, où il faut montrer patte blanche. Giuliano da Empoli ne s’arrête pas à l’apparence, ne se laisse pas du tout impressionner par ce qu’il voit, mais, tel un médecin, cherche à comprendre comment fonctionne réellement le système, pour en tirer un diagnostic plausible. Dans cette perspective, Le Mage du Kremlin était, à travers le personnage de Vadim Baranov (inspiré du terrible Vladislav Sourkov, l’ex-conseiller de Poutine), une approche originale de la crise de civilisation en Europe, avec la Russie comme ligne de fuite.
Décryptage politique
On peut dire que dans L’Heure des prédateurs, son nouveau livre, Empoli propose un décryptage des événements politiques, à partir de ses propres observations. Nous ne sommes plus ici dans un roman, mais dans un récit, qui prend un peu la forme de Mémoires, dans l’esprit de ceux écrits au XVIIIe ou au XIXe par des diplomates lettrés. Empoli n’est, je pense, pas très à l’aise dans la fiction. C’est plutôt un essayiste, qui peaufine, de livre en livre, toujours les mêmes idées, certes, mais en leur conférant un sens de plus en plus précis. Ce récit est censé être rédigé par un Aztèque, sorte de Persan à la Montesquieu, mais, en fait, c’est Empoli lui-même qui parle à la première personne, et d’ailleurs il ne s’en cache pas.
Un constat très dur
Dès le début, Empoli indique son état d’esprit et ce qu’il recherche en écrivant cet essai : « saisir, dit-il, le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place. » Son constat est d’autant plus grave qu’Empoli partage d’habitude des orientations politiques très modérées. Il a l’âme d’un diplomate et admire Kissinger, auquel il consacre un chapitre. Il ne voudrait pas que le système en place explose. Ce n’est donc pas un révolutionnaire… Et pourtant, ses conclusions sont très dures, sans concession pour la vie politique dont il dit qu’elle est « une comédie des erreurs permanentes, dans laquelle des personnages, presque toujours inadaptés au rôle qu’ils occupent, tentent de s’en sortir, se dépêtrant de situations toujours inattendues, souvent absurdes, parfois ridicules ».
Le remplacement des élites
Au cœur de sa démonstration, un fait avéré : Empoli explique comment une nouvelle génération de « conquistadors de la tech » (je ne rappelle pas leurs noms, ils sont célébrissimes) a décidé de « se débarrasser des anciennes élites politiques ». Pour appuyer ses dires, il revient sur l’ouvrage de Malaparte, Technique du coup d’État (1931), qui insistait sur le côté désormais plus technique qu’idéologique des révolutions modernes, en prenant comme exemple la révolution d’Octobre. Cette dernière aura été, comme le résume Empoli : « une insurrection » proclamant la victoire « tout en laissant les mains libres au gouvernement ». Cette subtile analyse de Malaparte, reprise par Empoli, permet de mieux comprendre ce qui se passe à présent.
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Le recours aux classiques
Le livre de Giuliano da Empoli, et c’est ce qui en rend la lecture au fond si fascinante, cherche autant à décrire un panorama nouveau qu’à le contester radicalement. Au reste, il tire des conclusions à la portée de quiconque se tient informé, grâce à la presse ou aux livres, de la vie politique. Pour mieux convaincre, et c’est l’aspect de son livre qui m’a le plus intéressé, il fait référence à des auteurs classiques. La liste en est établie en fin de volume, avec la source des citations. Ainsi, lorsqu’il nous parle de MBS, c’est-à-dire Mohammed Ben Salman, prince héritier de l’Arabie saoudite, Empoli fait longuement référence à Machiavel, théoricien de l’usurpation violente. Il détecte ainsi dans MBS une « douceur infinie », mais qui « n’exclut pas l’humour noir d’un Borgia ». Allusion au chapitre 3 du Prince, intitulé « Des principautés mixtes », qu’Empoli conseille au lecteur français de lire dans la traduction ancienne (1851) de Jean-Vincent Périès.
Le vade-mecum de l’homme contemporain
Avec L’Heure des prédateurs, Giuliano da Empoli a écrit un véritable vade-mecum pour l’homme contemporain qui ne reconnaît plus sa planète. C’est un court traité, très captivant, qui distille des maximes éprouvées, et qui est illustré par des anecdotes exemplaires. Un livre comme on en écrivait dans l’ancien temps, plein d’une certaine sagesse désabusée. Empoli a beaucoup écrit sur ces questions, et donc beaucoup réfléchi sur leur incidence globale. L’Heure des prédateurs me paraît être, de loin, son meilleur livre, et même le plus frappant, le plus fulgurant peut-être. Il ne se contente plus, comme dans les précédents, d’exposer seulement les grandes lignes, mais met en lumière le déroulé exact des faits. Empoli complète ainsi brillamment son essai de 2019 Les Ingénieurs du chaos, en y portant une dernière touche qui fait sens.
Giuliano da Empoli, L’Heure des prédateurs. Éd. Gallimard, 152 pages.
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