"La solution, c’est le travail" : les propositions chocs de deux experts
Alors que le gouvernement fait tourner ses modèles et racle les fonds de tiroirs pour ramener les finances publiques du pays sur une trajectoire soutenable, n’est-il pas temps de changer de logiciel ? Et si la recette était ailleurs ? Dans le pari de la croissance et du travail. Telle est la thèse de deux experts, Bertrand Martinot et Franck Morel, dans un livre à paraître le 18 juin aux éditions Hermann et dont L’Express publie quelques extraits. Le premier, économiste, a été conseiller social à l’Elysée sous Nicolas Sarkozy. Le second, avocat, a œuvré auprès d’Edouard Philippe à Matignon.
Le duo a scruté ce malaise ambigu et un brin pervers que la France entretient avec le travail. Au fil des pages, ils démontent un certain nombre d’idées reçues et avancent une batterie de propositions. Temps de travail, salaire minimum, dialogue social, rémunération, capitalisation… Un vade-mecum qui pourrait bien inspirer certains candidats à l’Elysée…
A l’origine du malaise
"Cette dégradation insidieuse de la valeur du travail s’inscrit dans un contexte moral et intellectuel qui voit l’affaiblissement de l’ensemble de nos repères collectifs. Autrefois moteur d’accomplissement d’un projet d’origine divine et instrument de domination de l’Homme sur la Nature, il a été ensuite considéré comme une promesse de progrès économique et social. Aujourd’hui, sa raison d’être n’est plus aussi claire : sa dimension démiurgique se heurte à la nécessité de préserver l’environnement ; le progrès technique pourrait en partie le rendre obsolète ; sa promesse d’amélioration indéfinie des conditions de vie matérielle semble remise en cause par le ralentissement de la productivité et des salaires et par les difficultés financières de l’Etat-providence. De ces incertitudes et de ce malaise résulte une quête de sens inédite que nos organisations ne parviennent pas à satisfaire".
La France en déficit de travail
"Les salariés français sont parmi ceux qui travaillent le moins en Europe. Ainsi, selon une étude récente de Rexecode, la durée effective annuelle du travail des salariés à temps complet ne serait plus faible qu’en Finlande et en Suède. La comparaison approfondie avec l’Allemagne est tout aussi éclairante : les salariés à temps complet allemands travailleraient en moyenne 113 heures de plus par an (soit trois semaines pleines) que leurs homologues français. Cet écart s’expliquerait pour près des deux tiers par un nombre plus important de jours de congé (congés maladie, congés annuels et RTT) et pour un tiers par une moindre durée hebdomadaire du travail au cours d’une semaine 'normale'. […] Le constat est encore plus défavorable si l’on considère la quantité de travail par personne en âge de travailler. De ce point de vue, la France est le quatrième pays où l’on travaille le moins en Europe, derrière la Belgique, l’Espagne et l’Italie. Au sein des pays européens, les différences de quantité de travail en défaveur de la France s’expliquent davantage par les écarts entre taux d’emploi (tout particulièrement dans la tranche d’âge des 60-64 ans) qu’entre durées du travail des seuls salariés travaillant à temps complet. Autrement dit, plusieurs pays où la durée annuelle du travail est globalement inférieure parviennent à dépasser la France du fait de leur taux d’emploi plus élevé, tout particulièrement chez les travailleurs âgés et les jeunes."
Le mythe de la grande démission
"La 'grande démission' qui aurait eu lieu à la sortie de l’épisode de Covid-19 relève largement du mythe. Certes, un pic de démissions a bien été observé en 2021-2022, phénomène auquel il faut sans doute ajouter environ les trois quarts des ruptures conventionnelles intervenues sur la même période dont on estime qu’elles sont de fait à l’initiative du salarié. Pour autant, ce phénomène s’explique parfaitement par l’amélioration du marché du travail qui a accru les opportunités d’évolution professionnelle. Comme en témoigne l’évolution du taux d’emploi au niveau national, ces démissionnaires si nombreux ne sont pas venus grossir les rangs des chômeurs et des inactifs. Ils ont quitté leur entreprise pour occuper un emploi ailleurs, le plus souvent pour améliorer leurs conditions de travail ou leur rémunération, deux motivations qui expliquent la majorité des mobilités professionnelles volontaires selon l’Insee. Au-delà de ces indicateurs d’ambiance assez disparates, les sondages d’opinion ne font pas apparaître un désamour des Français pour les entreprises. Celles-ci au contraire continuent de s’affirmer comme une valeur sûre, voire une valeur refuge, en contraste avec les autres institutions qui structurent notre société.
L’erreur des 35 heures
"Avec le recul, on sait à présent à quel point la réduction à marche forcée du temps de travail, 'à la française', a été une erreur économique et sociale majeure, d’une ampleur comparable au passage à la retraite à 60 ans en 1981. Elle n’a de toute évidence pas permis de réduire le chômage. Elle a conduit à une politique brouillonne et coûteuse consistant à subventionner le 'non-travail' puis le 'sur-travail' sur fonds publics. Elle a contribué au ralentissement de la productivité par tête. Elle est intervenue à contre-courant d’un retournement majeur du marché du travail résultant du vieillissement démographique qui entraîne des pénuries de main-d’œuvre. Elle a surestimé les gains de productivité générés spontanément par le progrès technique censés faciliter son financement. S’agissant des conditions de vie et de travail concrètes des salariés, on ne peut que constater qu’elle les a appauvris tout en contribuant à l’intensification du travail que l’on constate dans toutes les enquêtes. Enfin, combinée au ralentissement de la productivité horaire que l’on a observé dans les années suivantes, elle a contribué à affaiblir durablement notre économie."
Comment travailler plus ?
"La manière la plus adaptée d’augmenter la durée travaillée consiste donc tout d’abord à donner aux partenaires sociaux le cadre juridique pour aller dans cette direction. L’une des dernières dispositions en matière de durée du travail qui ne peut aujourd’hui être négociée est le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. C’est au-delà de la durée légale qui est fixée toujours et partout à 35 heures par semaine, ou 1 607 heures dans l’année si la durée du travail est annualisée, que les heures supplémentaires se déclenchent. […] Une bonne façon de donner plus de latitude aux négociateurs serait de faire des durées de 35 heures et 1 607 heures des normes supplétives qui s’appliqueraient uniquement à défaut de fixation par accord collectif d’une autre durée de référence. Une possibilité identique pourrait être ouverte dans certaines limites pour la référence de 218 jours applicable en matière de conventions de forfait en jours. […]
Il existe encore un héritage de l’époque où les heures supplémentaires après-guerre devaient faire l’objet d’une autorisation administrative : le contingent annuel, qui à sa création était une souplesse puisque ce n’est que lorsqu’il était dépassé que cette autorisation devait être obtenue. Le dépassement de ce contingent induit encore aujourd’hui l’octroi de repos supplémentaire. L’existence de plafonds de durée du travail indépassables de 48 heures de travail par semaine qui résulte de la directive européenne sur le temps de travail rend cette limitation par un contingent annuel anachronique et contre-productif.
Un autre élément de souplesse consisterait donc à supprimer tout simplement ce contingent d’heures supplémentaires. […] Comme la baisse du temps de travail a souvent été effectuée par l’octroi de jours de RTT du fait du caractère simple et direct de ce mécanisme, les leviers à actionner pour inverser cette tendance sont aussi ceux qui permettraient d’effectuer non pas seulement des heures, mais également des jours entiers supplémentaires. A cet effet, le rachat des jours de RTT, déjà en partie possible, celui d’une semaine de congés payés, qui a été autorisé temporairement pendant la crise sanitaire ou encore celui de jours fériés chômés devraient être rendus possibles par simple accord entre l’employeur et le salarié."
La retraite plus tardive
"Plus encore que la durée annuelle du travail de ceux qui travaillent, c’est la brièveté de la vie professionnelle qui creuse notre écart de richesse avec la plupart de nos voisins européens et qui est en partie responsable de nos déficits publics. C’est pourquoi il faut absolument que notre système de retraite soit plus incitatif au maintien des travailleurs seniors dans l’emploi. Bien entendu, le relèvement de l’âge légal au-delà de 64 ans constitue une option techniquement possible pour 'forcer' un nombre croissant de seniors à rester en emploi […] Toutefois, cette stratégie atteint une limite. C’est pourquoi il serait particulièrement judicieux de mettre l’accent sur les incitations à reporter l’âge de départ en retraite. […] Contrairement à une idée très répandue, il serait à la fois plus juste et plus incitatif d’introduire des décotes et des surcotes par rapport à l’âge légal de départ. […] Enfin, inciter à travailler plus longtemps passe aussi par des assouplissements drastiques des possibilités de cumul entre un emploi et tout ou partie de la pension de retraite.
Dans ce domaine, deux réformes constitueraient une forte incitation à travailler plus longtemps. Dans le cadre de la retraite progressive, le salarié et son employeur pourraient être exonérés de toute cotisation d’assurance chômage et d’une partie des cotisations retraite au-delà de 64 ans, ce qui serait une incitation au passage à temps partiel des seniors dans une perspective d’aménagement de la fin de carrière quelques trimestres avant le départ en retraite. Dans le cas d’un cumul emploi retraite (lorsque le travailleur a déjà liquidé sa retraite à taux plein), les cotisations chômage pourraient être supprimées."
Mieux rémunérer le travail
"Le niveau du coût de la vie n’est pas homogène sur le territoire. L’Insee avait ainsi pointé que les prix étaient supérieurs de 7 % en région parisienne par rapport au reste de la France en large partie du fait des différences de coût du logement. Régionaliser de fait les minima conventionnels serait complexe du fait des difficultés à délimiter des zones pertinentes. Il existe cependant dans la fonction publique une indemnité de résidence versée aux agents et dont le montant varie en fonction de la commune d’habitation. Les communes sont classées par un décret en trois catégories en fonction du coût de la vie. On pourrait donc permettre aux partenaires sociaux de négocier dans les branches la mise en place d’un dispositif analogue en s’appuyant sur ces listes de communes.
Cette indemnité s’ajouterait au minimum conventionnel et permettrait ainsi de manière objective de tenir compte des différences de coût de la vie. Elle serait exonérée en partie de charges sociales, ce qui serait une incitation à la mettre en place. […] Le second levier consiste à modifier le barème des allégements généraux de charges de manière à diminuer la progressivité des prélèvements sur les salaires et, là encore, à faciliter leur progression. Sur la base des propositions formulées dans le rapport Bozio et Wasmer, il pourrait être suggéré de diminuer le montant des allégements de plusieurs points en proportion du Smic, par exemple 5 ou 6 points afin de les étendre au-delà de leur point de sortie actuel".