Javier Milei vu par son ex-conseiller économique : "Ce qu'il fait sur le plan budgétaire est historique"
C’est l’un des plus ardents défenseurs de la dollarisation du système monétaire argentin. Emilio Ocampo, économiste et ancien conseiller économique pendant la campagne présidentielle de 2023 de Javier Milei, avait même réussi à convaincre le candidat de l’inscrire dans son programme. Mais quelques jours seulement après son entrée en fonction, le président renonçait au projet de dollarisation. Emilio Ocampo, de son côté, refusait le poste de directeur de la Banque centrale d’Argentine (BCRA). "J’ai dit à Milei que s’il ne dollarisait pas, je ne pouvais pas accepter sa proposition."
Pour L’Express, l’économiste revient sur les deux premières années au pouvoir du premier président libertarien de l’histoire de l’Argentine, et salue un bilan économique "plus que respectable". Déçu mais pas rancunier, il se réjouit de la victoire de la Libertad Avanza (le parti de Milei) à l’élection législative de mi-mandat, qui offre à Milei un nouvel élan pour mettre en œuvre son programme ambitieux de réformes. Mais il prévient, il ne pourra se passer de la dollarisation : "C’est la mère de toutes les réformes, car elle conditionne l’efficacité de toutes les autres mesures." Entretien.
L’Express : Comment analysez-vous la victoire assez large du parti de Javier Milei ?
Emilio Ocampo : Le résultat de l’élection, qui était d’une importance cruciale, sonne un peu comme un plébiscite pour le gouvernement de Milei. Peu de monde le donnait gagnant, donc la surprise a été générale, y compris sur les marchés, qui s’attendaient au mieux à une courte victoire. C’est simple, Milei jouait dimanche sa survie politique, et donc sa capacité à mettre en œuvre son programme de réformes, destiné à relancer l’économie argentine. Rappelons que le pays a connu près de quinze ans de stagnation assortie d’une inflation très élevée. Donc pour sortir de cette situation, l’Argentine a besoin de réformes structurelles profondes. De puissants intérêts cherchent à bloquer ses réformes, donc Milei a besoin d’un appui politique solide. Cette victoire lui donne clairement un nouvel élan. On s’attend maintenant à ce qu’il annonce très prochainement d’importantes mesures, sur la fiscalité, le droit du travail, les retraites…
En France, il y a beaucoup de débats sur l’interprétation à donner de ces deux premières années au pouvoir. Selon vous, quel est son bilan ?
Sur le plan budgétaire, les résultats obtenus par Milei jusqu’à maintenant sont remarquablement solides. Quand on connaît le passif des gouvernements argentins sur cette question, ce que Milei a fait relève de l’exception dans l’histoire du pays, et même à l’échelle de l’Amérique latine. Maintenant, l’équilibre budgétaire va grandement dépendre de l’évolution de la situation politique. Si le Congrès s’y oppose, ou simplement adopte des lois qui augmentent les dépenses publiques, alors la discipline budgétaire est intenable. Ce sont d’ailleurs des obstacles que Milei a rencontrés ces derniers mois.
Le bilan économique de Milei est plus que respectable
Donc oui, Javier Milei a accompli un travail impressionnant, mais ses réussites sur le plan fiscal sont intenables sans une base politique plus large. Je dirais que jusqu’à maintenant, il a fait le maximum de ce qu’il pouvait faire avec le peu de soutien politique dont il disposait. Le résultat des élections législatives va donner de la stabilité à ses politiques budgétaires, car jusqu’ici beaucoup estimaient que ses mesures pouvaient rapidement être remises en cause. Et ils n’ont pas tort, quand on voit que le Congrès a, à plusieurs reprises, tenté de saboter ses efforts pour maintenir l’équilibre fiscal.
L’autre grande victoire de Milei, c’est la chute de l’inflation, même si elle est aujourd’hui à 2 % par mois, ce qui est encore trop élevé. Mais quand on sait qu’au moment de son arrivée au pouvoir, elle atteignait des taux de 25 % par mois, c’est une baisse spectaculaire. Donc on peut dire que le bilan économique de Javier Milei est plus que respectable. L’activité est repartie et la pauvreté a reculé significativement.
Vous êtes donc optimiste ?
Oui, mais cela ne veut pas pour autant dire que l’Argentine est tirée d’affaire. Loin de là, même, et il va falloir suivre de très près l’évolution de l’inflation mensuelle, en espérant qu’elle se rapproche des 1 % par mois. Il va également falloir regarder de près l’évolution de la prime de risque souverain, qui mesure le surcoût exigé par les investisseurs pour détenir de la dette argentine comparée aux obligations américaines.
Pour vous donner une idée, cette prime atteint aujourd’hui environ 10 %. Autrement dit, si les bons du Trésor américain à dix ans rapportent 4 %, l’Etat argentin devrait emprunter à un taux de 14 %. C’est peu dire qu’aucun pays ne peut raisonnablement soutenir une telle charge. L’Argentine fait donc face à un problème de refinancement, car avec un risque souverain aussi élevé, elle ne peut plus "rouler" sa dette, c’est-à-dire emprunter pour rembourser les échéances arrivant à terme. Pour revenir à une situation soutenable, il faudrait que la prime retombe autour de 400 points de base – contre 1 000 points de base aujourd’hui. Mais sous Milei, elle n’est jamais descendue en dessous de 600 points.
Sa victoire aux élections législatives de mi-mandat a rassuré les investisseurs, et les marchés obligataires se montrent plus optimistes. Dorénavant, pour Milei, c’est une course contre la montre qui s’engage : il lui reste deux ans pour arriver à l’élection présidentielle de 2027 avec une économie consolidée.
Est-ce que l’autre manière d’analyser la victoire de Milei, c’est que les Argentins continuent de rejeter massivement le péronisme ?
Le péronisme, c’est presque pire que le communisme. Parce qu’après sa chute, les pays de l’Est comme la Pologne ont au moins pu repartir de zéro. Tandis qu’en Argentine, l’héritage du péronisme est toujours très présent dans le système politique et économique. Dans les années 1940, Perón – qui admirait Mussolini, qu’il considérait comme un génie - a importé et adapté à sa manière le modèle corporatiste et fascisant qu’il avait observé dans l’Italie de la fin des années 30. De là est né un système populiste, protectionniste et corporatiste où l’économie n’est ni véritablement capitaliste, ni véritablement socialiste. Un économiste, dans les années 1980, disait même que l’Argentine "vit sous un socialisme sans planification centrale, et un capitalisme sans marché". En gros, le pire des deux mondes.
C’est un système qui ne fonctionne pas - raison pour laquelle le pays s’est profondément appauvri dans la seconde moitié du XXe siècle -, mais qui profite à certains groupes d’intérêts bien identifiés, comme les entreprises protégées de la concurrence ou les syndicats tout-puissants, dont certains dirigeants sont en poste depuis quarante ans. Dans le système péroniste, où l’Etat décide de tout, le peso est un pilier central. Il permet, en absence de gains de productivité, d’augmenter les salaires en surévaluant artificiellement la monnaie, ce qui crée une illusion de prospérité qui finit inévitablement par une crise externe, puis une dévaluation. Et le cycle recommence. Donc le peso agit comme une soupape de sécurité, qui évite que le système s’effondre complètement, et qui permet à une minorité de préserver ses privilèges, au prix de la pauvreté et de la décadence pour le reste des Argentins.
Les Argentins ont déjà fait leur choix, et ils ont choisi le dollar
Vous êtes un ardent défenseur d’une dollarisation du régime monétaire argentin. Vous écrivez même qu’il n’y a "pas de doute sur le fait que l’Argentine a besoin d’un changement dans son système monétaire". Pourquoi ?
En Argentine, l’économie est dollarisée de manière spontanée. Les Argentins pensent, épargnent, négocient, et fixent leurs prix en dollars. Je ne connais aucun autre pays au monde où le taux de change est à ce point une obsession, et il n’y a pas un jour où les Argentins ne se demandent pas "quel est le taux du dollar aujourd’hui ?". Parfois, on me demande "pourquoi vous voulez imposer aux pauvres Argentins les dollars américains alors que les Etats-Unis sont dirigés par Donald Trump ?". Ce que je réponds toujours, c’est que les Argentins ont déjà fait leur choix, et ils ont choisi le dollar. Quand vous achetez une propriété en Argentine, vous apportez une valise remplie de dollars. Ça aussi, ça n’arrive dans aucun autre pays au monde. Donc l’officialisation du dollar n’aurait rien d’une décision verticale que l’on imposerait aux Argentins, ce serait simplement la reconnaissance d’un état de fait, qui est que les Argentins ont depuis bien longtemps abandonné leur monnaie nationale.
La dollarisation faisait partie du programme de Milei lorsqu’il a été élu. Mais en décembre 2023, il a repoussé à plus tard cette dollarisation, en expliquant notamment qu’il n’y avait pas les réserves en dollars suffisantes…
J’étais conseiller économique de Milei pendant la campagne, et à l’époque, il avait déclaré publiquement qu’il voulait mettre en œuvre la dollarisation à partir du plan que j’avais conçu. Il a finalement décidé d’y renoncer, sur les conseils de certains gestionnaires de fonds spéculatifs, mais aussi parce qu’il a la conviction qu’il faut d’abord accumuler de grandes quantités de dollars avant de dollariser. Selon moi, c’est une grosse erreur. En Argentine, on ne manque pas du tout de dollars. Si on additionne les dépôts bancaires et les pesos en circulation, cela représente environ 85 milliards de dollars. Et c’est sans compter les quelque 350 milliards de dollars que les Argentins détiennent hors du système bancaire. Au-delà de ça, les expériences de dollarisation antérieures ont bien montré que l’idée selon laquelle il faudrait accumuler une quantité massive de dollars pour dollariser n’a aucun fondement.
Donc la dollarisation est tout à fait faisable, la seule vraie question, c’est de savoir à quel taux de change on fixe la parité avec le dollar. Malheureusement, à l’heure où l’on parle, la dollarisation a été totalement écartée par Milei. Le FMI prône un système de changes flottants. Mais dans un pays comme l’Argentine, où le taux de change est très sensible au climat politique, toute incertitude se traduit immédiatement par une dépréciation du peso. Le risque, c’est que si l’on renonce à dollariser et que l’on choisit de laisser flotter la monnaie, l’Argentine va continuer à être extrêmement vulnérable à l’incertitude politique, avec des conséquences macroéconomiques importantes. C’est dommage, car il y a pourtant une vraie opportunité de dollariser.
Certains craignent qu’une dollarisation pourrait déclencher une ruée bancaire…
Cette crainte n’a aucun sens. D’abord, l’Argentine a déjà environ 40 % de l’ensemble des dépôts bancaires en dollars. Est-ce qu’il y a une panique bancaire ? Non, alors même que ces dépôts ne sont pas intégralement couverts. Ensuite, la majorité des dépôts en Argentine sont purement transactionnels, car personne ne garde de pesos pour épargner – on y perd trop d’argent. Donc l’idée que les gens retireraient massivement leurs fonds des banques est absurde ! Il faut bien que les entreprises paient leurs impôts, leurs salaires, leurs fournisseurs… Comment vont-elles faire, si ce n’est par virement bancaire ? Remplir des camions de dollars pour les stocker dans la cave de leurs bureaux et payer tout le monde en liquide ? On voit bien que ça ne tient pas.
Vous savez, l’économie fonctionne en flux circulaire : l’argent qui sort finit toujours par revenir dans le système. Même si quelqu’un décidait de transférer tous ses dollars à New York pour éviter les banques argentines, il devrait, dès le lendemain, payer ses fournisseurs, ses employés, ses impôts. Donc ces dollars reviendraient aussitôt dans le circuit. Et si vous regardez les expériences passées de dollarisation, aucun des pays ayant adopté la dollarisation n’a connu de panique bancaire majeure. C’est un scénario purement théorique, mais qui n’a pas de fondement empirique.
Pour qu’il y ait une panique bancaire, il faut qu’il y ait une demande excessive de dollars. Or, c’est une situation qui ne peut se produire que si la parité choisie pour la dollarisation est inférieure au taux du marché. La dollarisation que je propose s’effectuerait au taux de marché, donc l’offre et la demande s’équilibreraient, et personne ne chercherait à accumuler davantage de dollars. En revanche, si on ne dollarise pas au taux de marché, alors on subventionne artificiellement la demande de dollars.
Parmi les exemples de succès d’une dollarisation, vous citez souvent l’exemple de l’Équateur. Pourquoi ?
Le cas de l’Équateur est très intéressant, car c’est un pays qui a adopté la dollarisation dans des conditions catastrophiques : le président qui l’avait instaurée a été renversé par un coup d’Etat dix jours plus tard ; le pays était en défaut de paiement sur sa dette extérieure ; les dépôts bancaires étaient gelés ; l’inflation galopait. Et pourtant, la dollarisation a survécu, et elle dure maintenant depuis vingt-six ans, soit plus longtemps que n’importe quelle Constitution équatorienne depuis 1830. Elle a même résisté à dix années de gouvernement sous Rafael Correa, un dirigeant qui se rêvait en Hugo Chavez, qui contrôlait le Parlement et la Cour suprême, et qui voulait abolir la dollarisation.
Il n’a pas pu car la force de la dollarisation, c’est d’être défendue par les salariés. Simplement parce que, une fois que les gens perçoivent leur salaire dans une monnaie forte, ils refusent logiquement de revenir à un bout de papier dévalué orné du portrait d’un héros national. En Équateur, le dollar était bien plus populaire que Correa.
La réalité, c’est que la dollarisation dans ces pays agit comme une politique d’égalité des chances. D’ailleurs, en Argentine, les riches sont déjà dollarisés, et ce sont les salariés qui subissent le plus durement les dévaluations du peso. Les classes moyennes et populaires, qui sont les plus exposées à l’inflation, seraient les premières bénéficiaires d’une dollarisation : cela leur offrirait une monnaie stable, la possibilité d’épargner, l’accès au crédit… des choses qui leur sont aujourd’hui totalement inaccessibles.
Donc il ne faut pas voir dans la dollarisation une potion magique capable de résoudre tous les problèmes du pays. Mais son principal effet est décisif : il élimine l’inflation en empêchant les gouvernements d’utiliser la monnaie pour financer leurs dépenses excessives. C’est absolument fondamental pour un pays comme l’Argentine, dont l’inflation a été le principal fléau économique dans les dernières décennies.
La dollarisation est la mère de toutes les réformes
Maintenant que Javier Milei a retrouvé une certaine marge de manœuvre politique, quels sont les principaux projets de réforme qu’il devrait entreprendre pour qu’il gagne la course contre la montre que vous évoquiez plus tôt ?
Javier Milei doit ouvrir l’économie, assouplir le droit du travail, réformer les retraites, simplifier et rationaliser la fiscalité… Il doit également approfondir l’ouverture commerciale, car l’Argentine reste une économie très fermée et très protégée, ce qui la rend inefficace et explique pourquoi certains biens coûtent beaucoup plus cher ici que dans les pays voisins. Par exemple, au Chili, un téléphone portable se vend 25 % moins cher qu’en Argentine, simplement parce qu’une loi absurde protège les assembleurs argentins de la concurrence. Mais ces réformes, nécessaires, seront moins efficaces tant que nous aurons une monnaie instable. C’est pourquoi la dollarisation est la mère de toutes les réformes, car elle conditionne l’efficacité de toutes les autres.
