A. Dabbou, Cnuced : « On va assister à une restructuration des modes de production internationaux »  

Le 21 juin, la Cnuced publiait son traditionnel rapport sur les investissements dans le monde. La crise sanitaire mondiale a stoppé net flux mondiaux d’investissements directs étrangers (IDE). Ils ont chuté de 35 %, passant de 1 500 milliards de dollars (Md USD) en 2019 à 1 000 Md USD en 2020. Alexandre Dabbou, économiste à la Cnuced, revient pour Le Moci sur la situation des IDE français et les grandes tendances mondiales à venir.

Le Moci- Les investissements directs étrangers sortants français sont paradoxalement augmenté entre 2019 et 2020. Comment expliquer cette hausse en pleine crise sanitaire et économique ?

Alexandre Dabbou. Le rapport sur les investissements mondiaux que nous venons de publier s’intéresse à des tendances globales, mais les statistiques de la France, montrent que ses IDE sortants ont en effet augmenté de 14 %. Pour une analyse plus fine de cette évolution, il faut regarder les différentes composantes de ces investissements.

On constate une baisse de 16 milliards de dollars, soit de 69 %, des fusions acquisitions. En termes de création de capacités nouvelles, la tendance est également à la baisse, de 16 %. La composante qui a augmenté, c’est celle des prêts intra-entreprises, en hausse de 14 %. En d’autres termes, les entreprises françaises ont accordé des prêts ou ont différé les demandes de remboursement auprès de leurs filiales étrangères et c’est ce qui explique en fait cette hausse.

Baisse des capacités nouvelles,
notamment dans le secteur manufacturier

Le Moci- S’agit-il d’une tendance spécifique à la France ?

A.D. Cela rejoint une tendance plus générale des pays développés et c’est toujours un peu le cas lorsqu’il y a une crise : les marchés financiers sont en général les premiers à réagir et les conditions peuvent devenir plus volatiles. Il y a une baisse des capacités nouvelles car les investisseurs sont réticents vis-à-vis du risque et quand il y a une baisse des bénéfices, il y a aussi une baisse des bénéfices réinvestis, donc des projets sont différées ou certains cas abandonnés.

Le Moci- Comment les IDE français ont évolué par secteur d’activité ?

A.D. Si on regarde les fusions acquisitions, il y a une baisse des IDE français sortants dans le secteur primaire, ce qui s’explique notamment par une baisse du prix des ressources naturelles, y compris du pétrole, en raison d’une baisse de la demande due aux effets de verrouillage.

Ils sont en revanche relativement stables dans le secteur manufacturier, le plus important; mais on constate une baisse dans l’automobile et en revanche à une forte hausse dans le secteur de l’électronique. Dans les services, en particulier l’activité commerciale, les investissements sont à la baisse, ce qui est normal compte tenu de la situation.

Concernant la création de capacités, c’est-à-dire les nouveaux investissements, on constate une baisse dans le secteur manufacturier et cette fois-ci une hausse dans le secteur du tertiaire due aux utilities, aux infrastructures. On observe cependant de gros investissements français, comme Total au Royaume-Uni dans l’énergie renouvelable et également un investissement de PSA en Allemagne dans les composants électroniques.

L’impératif de durabilité
vient s’imposer de plus en plus à chacun d’entre nous

Le Moci- Pensez-vous que l’on aille vers un mouvement de relocalisations de la production ?

A.D. Je n’ai pas de données spécifiques à la France, mais au niveau global, on va probablement assister dans les 10 ans à venir, à une restructuration des modes de production internationaux.

Elle est déterminée par un certain nombre de facteurs, principalement les nouvelles technologies et l’évolution des modes de gouvernance. Nous allons vers moins de mondialisation ou plus de protectionnisme, tout dépend du point de vue où l’on se place.

Le troisième facteur, qui est important et qui déterminera effectivement une évolution de la structure des flux ou des modes de production internationaux dans le futur, c’est l’impératif de durabilité qui vient s’imposer de plus en plus à chacun d’entre nous y compris, bien évidemment, aux acteurs internationaux, notamment les multinationales. Enfin, la crise de la Covid-19 a été un élément perturbateur qui va peut-être accélérer ces trois vagues de long terme.

Le Moci- Au niveau mondial, comment se sont comportés les IDE au premier semestre 2021 ?

A.D. On assiste à une forte baisse des IDE qui devraient atteindre leur point bas cette année. Mais dans les pays développés, où les marchés financiers et les fusions acquisitions ont un rôle déterminant, on voit que les marchés financiers ont eu déjà tendance à se reprendre.

Le rapport estime que les IDE pourraient augmenter de 10 à 15 % sur l’ensemble de l’année 2021, ce qui nous laisse très bas en dessous de 2019.  Dans le meilleur des cas ou pourrait atteindre les niveaux de 2019 en 2022. Dans les pays en voie de développement, à l’exception de l’Asie bien évidemment, ils resteront à la traîne.

Les multinationales utiliseront un mix de solutions,
dont la régionalisation de la production

Le Moci- De quoi va dépendre l’évolution des IDE dans les années à venir ?

A.D. En 2020, l’essentiel a été de mettre en place des mesures de soutien. Pour l’avenir, c’est ce qu’on appelle building back better : essayer de reconstruire mais de reconstruire en mieux.

Du côté des gouvernements comme des entreprises, l’essentiel de la stratégie ou de la motivation va être de faire en sorte de s’assurer d’une plus grande résilience ou d’une plus grande durabilité et en particulier de la chaîne d’approvisionnement. Je pense que ce qui va déterminer effectivement l’orientation des flux d’investissements dans les dans les années à venir, en plus des politiques mises en place, c’est en grande partie la stratégie des multinationales.

Le Moci- Comment s’assurer d’une plus grande résilience de la chaîne d’approvisionnement ?

A.D. Il y a trois façons possibles : la première, effectivement, est de restructurer les réseaux.

Deuxième solution, on met en œuvre des solutions de gestion qui visent à réduire le risque au sein de la chaîne d’approvisionnement. Soit parce que on va avoir de meilleurs systèmes de prévision et de planification qui sont plus transparents, soit parce que on va se mettre à travailler avec des flux qui permettent d’amortir un petit peu les chocs. Soit parce que techniquement, on va essayer d’obtenir des informations ou de meilleures informations qui permettent d’éviter les ruptures en matière d’approvisionnement pour les multinationales.

Enfin, troisième possibilité, qui n’est pas une solution de gestion mais qui reste une solution relativement légère, celle de mettre en œuvre une plus grande durabilité. On le voit : des événements catastrophiques exceptionnels peuvent avoir des conséquences absolument exceptionnelles sur l’approvisionnement des entreprises.

Le Moci- Pour quelle de ces solutions les entreprises vont-elles opter ?

A.D. Nous pensons que les entreprises multinationales ne vont pas choisir l’une de ces solutions et laisser tomber les deux autres. Il y aura probablement une espèce de mix de l’ensemble de ces solutions qui sera mis en œuvre.

On pense également que, même si tout dépend de la nature des productions et de la nature des secteurs, la solution à laquelle elles viendront probablement en dernier est la restructuration parce qu’elle coûte très cher. Contrairement à la mise en œuvre d’un système de gestion, cette fois-ci, on parle de d’investissements lourds.

A moyen terme ceci pourrait avoir une incidence en matière de production internationale. Cette restructuration peut se faire de deux manières : soit les chaînes vont se rapprocher et les entreprises vont tenter de revenir chez elles, soit elles vont diversifier les endroits où elles peuvent produire. Si vous revenez chez vous, il y a un désinvestissement dans le pays qui était bénéficiaire auparavant. Si vous diversifiez, à ce moment-là les infrastructures de la production seront de taille plus réduite.

Cela va se faire à plus long terme, mais il est clair que l’on assiste effectivement à une plus grande régionalisation. Comme le souligne le rapport, c’est une tendance qui est stable mais relativement lente. Elle est par ailleurs inégale. Elle est forte en Europe, par exemple, alors que dans certaines parties du monde en développement, elle est beaucoup moins importante.

Propos recueillis
par Sophie Creusillet

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