Ces professeurs des écoles bloqués pour rentrer ou sortir de Creuse
160 kilomètres par jour, ça use, ça use… Surtout quand cela fait plus d’une dizaine d’années que ça dure. Romain (le prénom a été changé) n’a jamais quitté la Haute-Vienne. Pourtant, depuis qu’il est sorti du concours académique, il travaille en Creuse. « J’avais le choix entre la Creuse et la Corrèze, c’était un mauvais choix, car aujourd’hui il est très difficile de sortir… »
La fatigue physique, mais aussi les difficultés financièresTrès proche de sa famille, il n’a jamais quitté sa maison dans l’espoir de travailler un jour près de chez lui. Ironie du sort, sa compagne est professeure en lycée… également en Creuse. Mais pas au même endroit, ce qui les conduit à utiliser deux voitures. « Déjà, c’est fatigant, voire dangereux, de faire 80 kilomètres aller-retour par jour. Mais le plus dramatique, c’est au niveau financier. Je suis obligé de changer mon véhicule et ça m’embête de faire un crédit pour mon outil detravail », explique Romain.
Lui qui affirme néanmoins « toujours aimer ce qu’il fait » ne désespère pas :« Depuis plus de dix ans, je demande chaque année une mutation. Je n’ai jamais eu d’absence ni de tâche dans mon dossier. À un moment, ma demande aura une certaine légitimité », espère-t-il. Avec « les gens qui veulent rentrer en Creuse », il aurait « un peu de mal à comprendre » que cela ne se fasse pas.
Violaine Salmon fait partie de ceux-là. Originaire de Normandie, institutrice en maternelle pendant six ans en Île-de-France, elle est installée depuis un an en Creuse avec son conjoint, qui a été muté en tant que fonctionnaire. Sauf qu’elle, cela fait un an qu’elle ne travaille pas - trois ans au total avec son congé parental. Pour l’inspecteur académique des Hauts-de-Seine, qui n’a pas accepté sa mutation, c’est comme si elle était encore en banlieue parisienne. D’ailleurs, elle a « tellement envie de reprendre » qu’elle a étudié l’idée de faire le trajet en prenant le train à la Souterraine… idée quelque peu irréaliste.
Même si elle se souvient, quand elle travaillait en région parisienne, que certaines de ses collègues « venaient du sud pour travailler ici quelques jours, en dormant chez des amies ». Violaine a, elle, choisi de se mettre en disponibilité et de trouver un job alimentaire en attendant que sa demande soit exaucée. « Il me faut encore trois ans avant d’avoir les points nécessaires » a-t-elle calculé.
Un système complexe et contraignantComment expliquer qu’aussi peu de demandes de mutation trouvent une issue favorable ? D’après le syndicat Snuipp-FSU23, le taux de mutations réalisés serait de 15 % pour la Creuse et seulement 6 % des demandes d’entrée vers le département seraient reçues.
Un chiffre que remet en cause Laurent Fichet, inspecteur académique dela Creuse :
« Certains syndicats font courir le bruit que sur cent demandes nous n’en avons fait rentrer que six. Il y a peut-être effectivement une centaine de professeurs qui ont demandé la Creuse mais parfois c’était le troisième, quinzième ou vingt-cinquième choix. Et moi je n’ai aucune main là-dessus. »
Sur la seconde phase, celle des « ineat » et des « exeat », le Dasen relève une quarantaine de demandes de départs pour une vingtaine de demandes d’entrée, preuve selon lui qu’il est faux de dire que « la Creuse est très demandée ». Au contraire, le département essaie d’attirer le plus possible de personnels : « Toutes les personnes qui veulent un ineat, une vingtaine cette année en France, je leur ai tous dit : bienvenue en Creuse », affirme Laurent Fichet, qui s’attend à ce que « deux, trois mutations pas plus » soient finalement réalisées vers la Creuse.
Conséquence directe : l’inspecteur académique de la Creuse a tendance à accorder très peu de bons de sorties. « Les inspecteurs d’académie sont frileux : ils ne font sortir quelqu’un que s’ils en font rentrer un », critique Luc Marquès, du Snuipp-FSU23.
Le problème, c’est que la situation semble bloquée partout. Combien de professeurs dans les métropoles, comme Sébastien (le prénom a été changé), rêvant de « vivre à la campagne, mais proche d’une ville à taille humaine,Limoges » ? Mais bloqué parce qu’il n’a pas l’exeat de son département, alors qu’il a l’ineat de la Creuse depuis trois ans ?
Comme Violaine, il s’est installé en Creuse, proche de sa famille, et s’est mis en disponibilité : « En attendant la mutation, je travaille dans un secteur complètement différent de l’Éducation nationale. J’ai la sensation de ne pas être à ma place. »
Mais lui, comme ses collègues, se gardent de se plaindre : ils savent que les situations de longue attente sont très communes. Laurent Fichet reconnaît la part d’injustice du système : « Quand on dit que les fonctionnaires sont des nantis, il faut aussi penser à ce revers de la médaille. On s’engage comme fonctionnaire avec la sécurité de l’emploi, mais il y a aussi beaucoup de servitude… »
Les mutations, comment ça marche ?
Il y a une première phase, celle des « permutations ». Un système informatique gère les vœux des professeurs souhaitant muter, en fonction d’un barème (ancienneté, rapprochement de conjoint). En gros, un professeur d’un département A ne peut aller vers B que si un professeur du département B souhaite aller en A. Cela peut aussi fonctionner en triangle, voire plus… Dans un second temps (en ce moment), les inspecteurs d’académie peuvent décider, « manuellement » d’accorder des bons d’entrée (ineat) et des bons de sortie (exeat) à des professeurs pour lesquels la première phase n’a pas trouvé de solution. Attention, il faut qu’un exeat du département A et un ineat du département B soient accordés par les inspecteurs d’académies des deux départements respectifs pour que la mutation de A vers B soit réalisée. Ce qui peut être compliqué si le département A est en manque de professeurs ou si le département B reçoit trop de demandes…
Tom Jakubowicz