ChatGPT : que devient la parole lorsqu’elle cesse d’être humaine ? Par Etienne Klein
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Dans La société du commentaire (Le Monde & l’Aube), Nicolas Truong explique combien nous nous trouvons désormais pris dans un flot de paroles incessant au sein duquel nous sommes sommés de donner un avis à tout bout de champ. Ce régime de la palabre à tous les étages se trouve mécaniquement dopé par le fait que "le commentaire est devenu un spectacle et l’information un divertissement".
Ce constat implacable m’incite à évoquer, en guise de contre-exemple, la figure de Paul Adrien Maurice Dirac, ce physicien britannique qui prédit l’existence de l’antimatière dans les années 1930. Lui qui fut un grand taiseux, un champion olympique de laconisme, peut en effet nous donner quelque leçon en matière de discrétion verbale. Une anecdote suffira. En 1931, alors en séjour à l’université du Wisconsin, il propulsa ainsi un journaliste aux confins de la crise de nerfs :
- Professeur Dirac, j’ai remarqué que vous aviez beaucoup d’initiales devant votre nom de famille : P, A, et M. Ont-elles une signification particulière ?
- Non.
- Vous voulez dire que je peux les interpréter à ma guise ?
- Oui.
- Par exemple, si je disais que les lettres P, A et M signifient Poincaré, Aloysius et Mussolini, cela vous irait ?
- Oui.
- Pouvez-vous me donner des nouvelles de vos recherches ?
- Non.
- Qu’est-ce que vous aimez le plus en Amérique ?
- Les pommes de terre.
- Allez-vous au cinéma ?
- Oui.
- Quand ?
- En 1920.
Et, après un long silence :
- Peut-être aussi en 1930.
Comment expliquer cette parcimonie verbale ? Par le fait que Dirac ne voulait dire que des choses vraies et sans jamais rien céder aux facilités du commentaire. Convaincu que l’artillerie demeure l’unique domaine dans lequel l’abondance de la mitraille compense l’imprécision du tir, il ne parlait que lorsqu’il jugeait la chose absolument indispensable en usant du plus petit nombre de mots possible. C’était un minimaliste.
ChatGPT, des phrases produites sans en comprendre un traite mot
Si le comportement de Dirac semble aujourd’hui si extraordinairement démodé, c’est aussi parce que même les machines produisent désormais des phrases en langage naturel, à l’instar de ChatGPT, mais sans comprendre un traite mot à ce qu’elles débitent. Cette mutation est si profonde que Monique Atlan et Roger-Pol Droit ont raison de noter, dans leur livre Quand la parole détruit (Editions de l’Observatoire) : "À travers le relais des machines, des écrans, des enregistreurs, la parole se transforme. Ses caractéristiques fondamentales d’interrelation et d’échanges se trouvent bousculées, subrepticement déplacées ou remises en cause. Les liens entre voix, parole et présence corporelle se modifient. Le rapport de la parole au temps est modifié. Sa relation aux autres est transformée. Ce qui est en cours est bien une mutation des liens profonds de chaque personne aux mots de sa langue, à l’expression de ses désirs personnels, finalement à sa propre existence."
Afin de bien mesurer l’ampleur de cette révolution du statut de la parole, effectuons un petit voyage dans le temps. Nous sommes le 11 mars 1878, dans l’amphithéâtre de l’Académie des Sciences, qui est comble. Tous les yeux sont rivés et les oreilles tendues sur une curieuse invention : le phonographe, de Thomas Edison. Le physicien Théodose du Moncel, assisté du représentant de la société Edison en Europe, s’apprête à faire entendre les prouesses de l’appareil. Camille Flammarion, qui fait partie de l’assistance, raconte : "L’appareil se mit docilement à réciter la phrase enregistrée sur son rouleau. Alors, on vit un académicien d’un âge mûr, l’esprit pénétré - saturé même - des traditions de sa culture classique, se révolter noblement contre l’audace du novateur, se précipiter sur le représentant d’Edison et le saisir à la gorge en s’écriant 'Misérable !' Nous ne serons pas dupes d’un ventriloque ! Ce membre de l’académie s’appelait Monsieur Bouillaud".
Il est facile de voir à quel point nous n’en sommes plus là. Les machines parlantes ("agents conversationnels" en bon français, "chatbots" en anglais ordinaire) nous sont devenues familières : elles influencent désormais nos comportements et participent à l’avènement de ce qu’on pourrait appeler une informatique "affective", voire "humanoïde". Mais que devient la parole lorsqu’elle cesse d’être humaine ? Lorsque des intelligences artificielles ne comprenant rien au sens des mots donnent de la voix et, comme enivrées d’elles-mêmes, disent "je" ? Et, réciproquement, lorsque des humains usent d’"éléments de langage" si prévisibles et si formatés qu’on se demande si ce n’est pas leur propre parole qui, par quelque effet de contagion, a été robotisée ? "La parole a perdu la parole", disait Emmanuel Levinas. Que devrions-nous faire pour qu’il n’ait pas eu tout à fait raison ?