Maisons de rêve, hôtels, campings... Comment l'érosion menace les côtes françaises
Le matin quand la météo le permet, Michelle, 75 ans, boit son café assise sur un banc de la promenade Lacaze, ses grands yeux bleus fixés vers les vagues de l’Atlantique. "Mimi", comme la surnomment ses proches, est une des seules à habiter toute l’année aux Océanides, immense résidence posée au bord de la plage sud de Lacanau.
Ici les appartements sont surtout occupés pendant l’été. La plupart des propriétaires ont acheté pour faire de l’argent grâce au tourisme, confie la septuagénaire. Moi, je suis là depuis 2004. Pour ma retraite, j’hésitais entre la montagne et l’océan. J’ai choisi l’océan.
"Ça a marqué tout le monde"En mars 2014, alors que la mer déchaînée par la tempête Christine ravageait la côte, Michelle était aux premières loges. Tout près de son appartement, sur le boulevard qui borde le littoral, elle se souvient de la sidération générale, de la route en piteux état, remplie de gendarmes et de pompiers. "Le Café Maritime était inondé. J’y suis allée avec mon vélo, c’était impressionnant. Ça a marqué tout le monde."Dix ans plus tard, la station balnéaire continue d’organiser la résistance. Lacanau fait figure de "pionnière", après avoir lancé dès 2016 un plan d’actions destiné à contenir les assauts de l’océan, qui grignote en moyenne un à deux mètres de son trait de côte chaque année.
Sous les fenêtres de Michelle, un vaste chantier de renaturation a débuté en mars : entre le rivage et la première ligne d’habitations, on enlève les pavés et le béton sur 1,2 kilomètre pour "remettre en sable et créer des espaces capables d’absorber les eaux", détaille Laurent Peyrondet, le maire (MoDem). Coût de l’opération : un peu plus de 1,5 million d’euros.
Des millions engloutisDébut 2023, à quelques mètres en contrebas, sur la plage, un autre million a été englouti pour surélever l’enrochement censé protéger le cordon dunaire. Du provisoire. Les travaux à peine finis, Laurent Peyrondet confiait que ce mur serait sans doute "obsolète en 2030". Il faudra bientôt en construire un autre, encore plus grand, pour espérer protéger le front de mer jusqu’en 2050.
Pendant ce temps, comme si de rien n’était, le marché immobilier local continue de prospérer. Selon le maire, les biens situés le long de la côte ont même connu une inflation de 50 % en dix ans.
"Je dis aux acheteurs qu’ils ne sont pas certains que ces logements seront encore là en 2060. Ils se font plaisir aujourd’hui, mais pourront-ils les transmettre à leurs enfants ? S’ils doivent être expropriés, je les préviens que ce seront eux les plus mal indemnisés. Personne n’est pris en traître, c’est écrit noir sur blanc dans les actes notariés."
À Soulac-sur-Mer, une soixantaine de kilomètres au nord de Lacanau, un exemple aurait pourtant dû calmer tout le monde. Celui du Signal, cet immeuble de quatre étages construit dans les années 1960, devenu le symbole de l’érosion côtière. Menacé par l’avancée de la plage, il a été détruit en février 2023.
"Reçus avec des avocats"Manu Alzuri, le maire de Bidart, au Pays basque, assiste lui aussi à cette étrange ruée sur des biens immobiliers en danger. À chaque fois qu’une maison est vendue dans le secteur sensible, il fait venir les acheteurs en mairie. "Je les reçois avec les avocats, et je peux vous dire qu’on les arrose. On leur demande s’ils se rendent bien compte de ce qu’ils font. Mais tout continue de se vendre, à des prix incroyables."À Bidart, on attend ainsi de connaître l’épilogue du feuilleton "Ixas Gaïna", du nom de cette luxueuse demeure signifiant "au-dessus de l’océan" en langue basque.
Selon le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), la falaise d’Erretegia, où se situe la villa, aura reculé de trente mètres d’ici à 2043. Un jour ou l’autre, même si de lourds travaux de consolidation ont été entrepris, "Itxas Gaïna" a toutes les chances de sombrer. Cela n’a pas empêché qu’elle soit mise en vente, pour plus de 18 millions d’euros. "Les acheteurs potentiels de ces biens ont des moyens financiers illimités. Qu’est-ce qui nous dit qu’un jour, ils ne vont pas débarquer avec un bataillon d’avocats pour réclamer une indemnisation à la collectivité, s’interroge Manu Alzuri. Il est hors de question qu’au bout du compte, ce soit le contribuable qui paye. C’est pour ça que j’alerte."
"On ne va pas pouvoir construire le mur de l’Atlantique"Rien qu’en Nouvelle-Aquitaine, dans l’hypothèse la plus pessimiste, environ 6.000 logements, 725 activités (commerces, hôtels, campings…), une centaine de routes et 120 structures publiques seraient menacées par l’érosion côtière à l’horizon 2050, indique le préfet, Étienne Guyot. Soit une valeur globale oscillant entre 1,8 et 2,7 milliards d’euros, selon une étude rendue publique il y a deux ans.
De la Charente-Maritime à la frontière espagnole, le littoral néoaquitain fait face à un véritable « défi politique », estime le président de la région, Alain Rousset (PS) : "On ne va pas pouvoir construire le mur de l’Atlantique pour empêcher la mer d’avancer, alors il faut qu’on s’adapte. Notre idée, c’est de protéger en réalisant des aménagements dans les zones habitées. Et dans les autres cas, de laisser la place à l’océan."
450.000 logements menacésSe contenter d’attendre, en abandonnant le fardeau aux générations futures, serait de toute façon suicidaire. Au niveau national, un scénario "défavorable" prévoyant une "disparition complète des ouvrages de protection" et une "inondation progressive de toutes les zones topographiquement basses du littoral" d’ici à 2100 évalue la facture à 86 milliards d’euros.
Quelque 450.000 logements seraient alors potentiellement concernés, a prévu le Centre d’études et d’expertises sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
En Nouvelle-Aquitaine, la région a déjà investi 60 millions d’euros, avec le soutien de l’Europe. Alain Rousset souhaite désormais que "la loi prenne en compte l‘érosion au même titre que la submersion. Il faut que les territoires soient accompagnés face à l’élévation du niveau des océans".
Un terrain de football englouti chaque semaineSur les rives de l’Atlantique, les cartes du XVIIIe siècle prouvent que le trait de côte a "toujours avancé et reculé". Mais jamais dans l’histoire la modification des courants marins et la fonte des glaciers, liées au réchauffement climatique, n’étaient à ce point entrées dans l’équation.
Le 4 avril, Christophe Béchu a ainsi indiqué que "l’équivalent d’un terrain de football disparaît chaque semaine en France sous l’effet de la progression des océans". Le ministre de la Transition écologique a annoncé que certaines zones deviendront bientôt "inhabitables".
L'élévation du niveau de la mer s'accélèreSelon Aldo Sotollichio, enseignant-chercheur à l’Université de Bordeaux et spécialiste des milieux littoraux, l’élévation du niveau de la mer atteindra "tôt ou tard" plus de deux mètres. Quand ? "Peut-être dans 100 ans ou 200 ans, c’est difficile à dire. Mais une chose est sûre : on ne pourra pas arrêter le processus qui s’est accéléré ces dernières années."C’est cette inexorable montée des océans qui fait craindre le pire. À l’image de ce qui s’était produit en 2010, lors du passage de la tempête Xynthia. À l’époque, vents et "marée haute de vives eaux" avaient produit un cocktail explosif. À Lacanau, la côte avait reculé de quinze mètres. Or, les projections anticipent une plus grande fréquence de ce type de phénomènes, entre 2050 et 2100, "y compris dans les secteurs aujourd’hui considérés comme stables", prévient Alexandre Nicolae-Lerma, ingénieur au BRGM.
"Nouvelle stratégie"Dans ce contexte, la question du financement des aménagements, mais aussi des indemnisations des propriétaires de résidences principales qui seront contraints de se "délocaliser", est plus que jamais cruciale.
Actuellement, les victimes de l’érosion ne peuvent pas bénéficier du fonds de prévention des risques naturels majeurs, aussi appelé "fonds Barnier".
"Il y a une réflexion globale qui est lancée par le gouvernement en lien avec les collectivités dans le cadre du Comité national du trait de côte (CNTC), dont les travaux serviront de base à une nouvelle stratégie. L’objectif sera d’en tirer les conclusions en termes de mise en œuvre dans les prochaines lois de finances, à commencer par celle de 2025", rappelle le préfet Étienne Guyot.
"On ne parle pas d’un tourisme de Cac 40"Uniquement à Lacanau, 300 millions d’euros seraient nécessaires pour acquérir les biens menacés à court terme par l’érosion. Alain Rousset attire aussi l’attention sur la problématique du tourisme : "En Nouvelle-Aquitaine, 50 % des nuitées sont enregistrées sur la côte. On ne parle pas d’un tourisme de Cac 40, mais d’un tourisme populaire, souvent de campings qu’il faudra relocaliser."
Toute cette agitation ne perturbe pas vraiment Michelle, qui continue de couler une retraite paisible au bord de la mer. "Moi je suis très contente d’habiter ici. De toute façon, contre l’océan, que voulez-vous faire ?", glisse-t-elle, fataliste.
Tanguy Ollivier