Comment les entreprises françaises partent à la conquête de l'Allemagne
Acheter une entreprise en Allemagne, un parcours du combattant ? Ce n’est pas le directeur des fusions-acquisitions du groupe coopératif agricole breton Eureden qui dira le contraire. "J’ai travaillé dans trois ETI françaises, où j’ai toujours fait des rachats à l’international. Et nous nous sommes toujours cassé les dents en Allemagne", admet Cédric Lombard dans un éclat de rire. Jusqu’en septembre dernier, date à laquelle son employeur actuel – 8 500 salariés et 3,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires au compteur – a acquis Ovofit.
Nichée au cœur de la campagne bavaroise, à une heure de route de Munich, la PME familiale de 150 salariés produit depuis un demi-siècle des préparations à partir d’œufs qu’elle poche, frit, transforme en omelettes ou en pancakes. Des mets qu’elle commercialise bien au-delà de ses frontières, comme sait si bien le faire l’industrie allemande. "Nous connaissions Margit [Kurz-Rothmaier, la dirigeante actuelle de la société] depuis une dizaine d’années, au gré de nos rencontres lors de salons professionnels. Dans notre stratégie de croissance externe, nous avons ciblé l’Allemagne pour sa proximité géographique et fait d’Ovofit notre cible prioritaire. Mais je reste surpris qu'ils aient été aussi attirés par des Français", s’étonne encore Cédric Lombard, sept mois après l’annonce du rachat.
Les acquisitions menées par des sociétés françaises en Allemagne sont pourtant loin d’être des opérations isolées. Pour Olivier Lorang, l’un des directeurs du cabinet de conseil britannique PwC en France, elles ont même été rarement aussi nombreuses : à tel point qu’il fait de 2023 une "année record". "Tous types de deals confondus, que ce soient des acquisitions classiques, du private equity ou du LBO [des investissements dans des sociétés non cotées et des rachats d’entreprises via de la dette], 130 opérations ont été réalisées par des acteurs français en Allemagne en 2023, contre 98 l’année précédente. Le niveau reste loin de celui des premiers investisseurs du pays, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui mènent plusieurs centaines d’opérations chaque année. Mais il est inédit depuis au moins dix ans. Cela reflète l’attractivité de l’Allemagne, malgré un contexte économique peu favorable", considère l’expert.
L’épineux enjeu de la succession
Comment expliquer un tel bond ? Les secousses successives des dernières années ont plongé dans la tourmente quelques industriels du très envié Mittelstand, créant des opportunités pour les repreneurs. Ebranlé par le Covid qui a cloué au sol la flotte mondiale d’avions et stoppé la production de nouveaux appareils, le spécialiste rhénan des intérieurs de cabines EIS Aircraft a été repris à la barre du tribunal par un acteur financier allemand. Deux ans plus tard, ce même investisseur l’a revendu au plasturgiste normand Demgy. Une opération dont se félicite son dirigeant, Pierre-Jean Leduc. "Cette opportunité de reprise convergeait avec notre stratégie. Nous avons tout intérêt à faire croître notre activité dans l’aéronautique : les carnets de commandes des constructeurs sont pleins pour les dix années à venir. L’opération nous permet également de nous hisser au rang de fournisseur de rang 1, et non 2 comme cela a été historiquement le cas pour Demgy", relate le chef d’entreprise.
A en croire les observateurs, le bond des opérations menées auprès de sociétés allemandes tient moins aux soubresauts de l’économie qu’à des enjeux de succession. Publiée en janvier, une étude de l’Institut de recherche économique munichois Ifo conclut que 43 % des entreprises familiales allemandes se heurteront dans les trois ans à venir à l’épineuse question de la transmission de la société elle-même, ou de ses parts… Sans forcément disposer de solution. En se basant sur les mêmes données, une autre enquête estime que 42 % des structures interrogées n’ont pas encore identifié de successeur dans la famille fondatrice. Un vrai souci pour le pays, tant les PME pèsent lourd dans son économie. "Leur poids est très significatif. On compte plus de 400 000 PME en Allemagne : leur nombre est deux fois plus élevé qu’en Italie et trois fois plus qu’en France. En parallèle, beaucoup d'entrepreneurs ont aujourd’hui entre 55 et 70 ans, ce qui accélère les problématiques de succession", confirme depuis Francfort Markus Geiger, le responsable de la dette privée pour le groupe financier franco-allemand Oddo BHF.
Le fabricant Icape en sait quelque chose. Pris dans une fièvre d’acquisitions, ce négociant en circuits imprimés des Hauts-de-Seine a assis sa place sur le marché allemand en acquérant non pas un, mais deux concurrents l’année dernière : HLT et Princitec. "La plupart des entreprises que nous ciblons ont vu le jour dans les années 1990, quand la délocalisation de la production de circuits imprimés a débuté vers l’Asie. Leurs fondateurs travaillaient souvent dans les usines et se sont reconvertis dans le négoce. Dans les acquisitions que nous avons menées, aucun dirigeant n’était parvenu à identifier un repreneur. Tous ont préféré s’associer à nous pour assurer la continuité des activités", témoignent la directrice de la stratégie, Shora Rokni, et le nouveau directeur général d’Icape, Yann Duigou.
Le scénario est le même pour la PME bavaroise Ovofit, tombé dans les bras d’Eureden. "Beaucoup d’acteurs dans le secteur automobile sont à vendre en raison d’un ralentissement du marché en Allemagne, et parce que la troisième génération n’a pas envie de relever le défi qu’ont mené les parents et les grands-parents", croit savoir de son côté Pierre-Jean Leduc, qui a lui-même repris Demgy en 2004 sans être issu de la famille des anciens propriétaires. Territoire de naissance de BMW, resté l’un des grands fiefs de la voiture made in Germany, la Bavière alerte sur cet enjeu autour de la transmission des PME. Il y a deux ans, le n° 2 du gouvernement régional, Hubert Aiwanger, jugeait que "la réussite du changement de génération [était] d’une importance fondamentale pour le maintien de l’épine dorsale économique" du Land. Peut-être se fera-t-elle avec le concours d’entreprises françaises.