En Chine, la vie brisée de l'homme qui avait aspergé d'encre le portrait de Mao en 1989
C’était il y a exactement 35 ans : le 4 juin 1989, à Pékin, Deng Xiaoping envoyait les chars sur la place Tiananmen réprimer dans le sang le mouvement des étudiants qui, épris de liberté, manifestaient dans tout le pays depuis plus d’un mois. Aujourd’hui encore, une lourde chape de plomb pèse sur ce massacre - tabou absolu pour le régime communiste. Y compris, désormais, à Hongkong, longtemps un haut lieu de mémoire, où toute commémoration des terribles événements est à présent sévèrement punie par la loi de sécurité nationale entrée en vigueur en 2020. Loin de Pékin, Taïwan est le dernier bastion du monde sinophone à pouvoir publiquement honorer la mémoire des victimes.
Plus de trois décennies après les faits, les fantômes de Tiananmen continuent de hanter les anciens du mouvement pro-démocratie, dont certains ont trouvé refuge à l’étranger. Parmi bien des tragédies, une histoire en particulier ne passe pas : celle des trois jeunes hommes, Yu Dongyue, Yu Zhijian et Lu Decheng, âgés d’une vingtaine d’années au moment des manifestations, qui, en mai 1989, ont eu l’extrême audace de jeter des œufs gorgés d’encre sur l’immense portrait de Mao Zedong ornant la porte de la Cité interdite.
Le sacrilège, encore vertigineux 13 ans après la mort du fondateur de la République populaire de Chine, entraîne la stupéfaction des étudiants de la place Tiananmen. A tel point qu’ils s’en désolidarisent et livrent eux-mêmes les rebelles à la police - preuve que les manifestants ne souhaitaient pas la chute du régime. La riposte des autorités communistes sera impitoyable contre ce trio d’amis débarqués de leur lointaine province du Hunan (celle dont est aussi issu Mao), et qui rêvaient de se faire une place dans le grand mouvement démocratique de leur génération.
"Il n’arrêtait pas de s’agenouiller"
Pour une poignée d’œufs sur le portrait du Grand timonier, Yu Zhijian, qui avait démissionné un an plus tôt de son poste d’instituteur, est condamné à la prison à vie, Yu Dongyue (un critique d’art) à 20 ans, et Lu Decheng (conducteur de bus), à 16 ans. Malgré quelques allègements de peine, les trois jeunes hommes ressortent brisés de leurs années d’emprisonnement. En 2006, Yu Dongyue est le dernier à être libéré, à 39 ans, après 17 années d’incarcération, où il a sans cesse enduré des tortures physiques et psychologiques. C’est aussi celui qui en ressort le plus atteint, à l’état de "légume", constatent ses proches.
Xian Gui-e, l’épouse de Yu Zhijian, l’ex-instituteur, a la voix qui se brise lorsqu’elle évoque les retrouvailles entre son mari et Yu Dongyue, qui se considéraient, jadis, comme des frères. "Lorsqu’il nous a retrouvés, son premier mouvement a été de s’agenouiller devant nous, comme s’il ne connaissait pas mon mari, étant donné qu'il était obligé de le faire en prison chaque fois qu’il était en présence d’un garde", témoigne-t-elle auprès de L’Express, en vidéo depuis l’Indiana, aux Etats-Unis. L’ancien journaliste ne reconnaît plus ses proches, tient des propos incohérents : "Il est évasif. Si on lui pose une question, il répond par autre chose", poursuit Xian Gui-e. Il semble retombé dans la petite enfance. "Lorsqu’il est sorti de prison, quand mon mari l’emmenait se promener dans la rue, à la moindre vue d’une voiture de police, il était saisi d’effroi et il n’arrêtait pas de s’agenouiller, se souvient cette amie bienveillante. Lorsqu’on était à table, si la nourriture tombait par terre, il la ramassait pour la manger".
Plus tard, on apprendra les traitements inhumains que Yu Dongue a subis en prison. Dans une revue liée au mouvement religieux Falun gong, un codétenu raconte : "Je suis passé voir le prisonnier politique Yu Dongyue : le lieu où il vivait était effrayant, pire qu’une porcherie, une vision d’horreur." La femme de Yu Zhijian décrit plusieurs des sévices subis, relatés par d’autres anciens prisonniers, en particulier le supplice dit de "la petite cellule", une pratique très répandue dans les prisons chinoises qui consiste à enfermer le prisonnier dans une pièce de la taille d’un cercueil où il ne peut ni se tenir debout, ni s’allonger. Ce dernier aurait enduré ce calvaire pendant plusieurs mois. "Lorsque j’essaie de lui parler de ce qui s’est passé dans cette petite cellule, il change aussitôt de sujet. Il ne veut pas en parler", précise Xian Gui-e, dont le mari, Yu Zhijian, a été soumis au même châtiment. D’autres témoins racontent également qu’il aurait été attaché à un poteau électrique et laissé sous le soleil pendant plusieurs jours. Désespéré, il aurait tenté de se suicider en se jetant du haut de sa couchette, la tête la première.
Fuite aux Etats-Unis
Dans un état psychologique désastreux, Yu Dongyue est pris en charge une fois libéré par sa sœur et son ami Yu Zhijian. Au bout de quelques années, ils décident de fuir vers les Etats-Unis, où les soins seront plus adaptés pour leur ami. Leur compagnon Lu Decheng a déjà réussi à trouver refuge, non sans mal, au Canada. C’est ainsi qu’ils mettent en place un plan d’évasion avec la petite sœur de Yu Dongyue qui, pour garder le secret jusqu’au bout, partira de Chine sans même en informer son mari. En 2008, les quatre fugitifs partent ainsi en bus jusqu’en Thaïlande où ils attendent, cloîtrés à quatre dans une toute petite chambre, que les Etats-Unis leur accordent l’asile. Il leur faudra patienter plus d’un an.
Vingt années après la dénonciation des étudiants de la place Tiananmen, ils rencontrent pour la première fois à San Francisco, l’un de leurs anciens leaders, Zhou Fengsuo. "Je me sentais en partie responsable car j’étais un représentant des étudiants, nous confie-t-il en visioconférence depuis New York. Je leur ai présenté mes excuses pour ce qu’ils avaient vécu. J’étais surtout touché par Yu Dongyue. Cela brise le cœur de voir qu’une personne si idéaliste avait perdu la tête après avoir été torturée."
Dans un ultime geste réparateur, l’association de Zhou Fengsuo, Humanitarian China, prendra entièrement en charge les funérailles de Yu Zhijian, à sa mort en 2017. Yu Dongyue, dont ce dernier s’était occupé toute sa vie, vit aujourd’hui en maison de repos. Xian Gui-e continue de lui rendre visite régulièrement. Si sa situation s’est légèrement améliorée, son état continue de l’attrister : "Avant la prison, il savait parler l’anglais, le russe, et le japonais. Il était très intelligent. Comment un homme aussi brillant a-t-il pu perdre la tête ?" Seul le parti communiste chinois connaît toute la réponse.