Comment, après la perte de sa famille, un Corrézien a gagné l'art comme refuge et le monde comme patrie
Dans son enfance et son adolescence, la vie ne l’a pas épargné. À 10 ans, grièvement malade, Georges A. Bertrand est cloué au lit pendant trois mois. À 15 ans, devant la maison familiale, à Neuilly-sur-Marne (93), il est lourdement heurté par une voiture. À 17 ans, il perd son père, puis, c’est sa mère qui disparaît trois ans plus tard… Il y a des blessures qui ne cicatrisent jamais.
Transfuge de classeIl n’avait rien à perdre et tout à gagner. Transfuge de classe, il a fait mentir le déterminisme social. Lui, fils d’un employé de nuit dans un abattoir et d’une femme de ménage, est devenu docteur en littérature et civilisation, historien d’art, écrivain et photographe. Lui, qui a perdu sa famille très tôt, a gagné le monde comme patrie. Et il a mis ses racines dans ses livres, porteurs de beauté, de fraternité et d’humanisme. Polyglotte, il a vécu dans une soixantaine de pays à travers le monde. Et ça continue.
En 2000, Georges A. Bertrand avait déjà publié un ouvrage de photos de tous les habitants de son village, Travassac.
La Blessure, un recueil de ses « nouvelles corréziennes », vient de sortir.
Georges A. Bertrand vient de publier La Blessure, un recueil de « nouvelles corréziennes » (*), qui frappe le lecteur, autant pour sa jolie écriture que par son ambiance nostalgique et crépusculaire, aux accents fantastiques. Il s’agit de son deuxième livre inspiré par la terre corrézienne qu’il a adoptée, il y a déjà quarante-cinq ans. En 2000, il avait publié un ouvrage de photos en noir et blanc de tous les habitants de son village, Gens de Travassac. On peut y observer notamment deux images parlantes des inégalités sociales. Sur la page de gauche, on voit René, aide ménagère et Antoine, chauffeur, endimanchés, posant maladroitement devant l’objectif avec leurs deux enfants. Quant au cliché de droite, il est occupé par Laurence, publicitaire et Jean-Marie, ingénieur-conseil, avec leurs trois enfants. Détendus et naturels, ils offrent une image de réussite sociale sans aspérité aucune.
Une petite annonce a changé sa vieÀ Travassac, il a acheté une maison en ruines, pour une bouchée de pain, il y a une quarantaine d’années et l’a retapée petit à petit. Aujourd’hui, avant d’y rentrer, tout visiteur a droit à un portrait photo, fait par le maître des lieux. À l’intérieur, la sobriété presque ascétique rime avec les souvenirs de voyages et sa collection d’une quarantaine de sables qu’il a ramenés du Sahara, de Madagascar, de Thaïlande ou de l’Etna…
C’est la lecture d’un journal qui a changé sa vie. À l’âge de 25 ans, Georges A. Bertrand répond à une petite annonce publiée dans Le Monde. C’est ainsi qu’il devient professeur coopérant dans les pays du Maghreb.
"Au Koweït, on a été roulé dans la farine !"Il a notamment été responsable du département de français à l’université du Koweït après la première guerre du Golfe. « C’est là que je me suis rendu compte qu’on a été roulé dans la farine. Les Américains ont tout fait pour inciter Saddam Hussein à envahir le pays. Et comme il était bête et méchant, il est tombé dans le piège. J’ai appris, par exemple, que les Chevrolets Caprice classic destinées à être offertes par les Américains aux “pauvres Koweïtiens”, après la libération de leur pays, avaient été livrées, à la frontière avec l’Arabie saoudite, avant l’invasion irakienne du Koweït. Tout était prévu. »
C’est au Koweït, après les accords d’Oslo, que l’ambassadeur de France le remarque et lui propose un poste diplomatique à Gaza. Il y sera directeur du centre culturel français et représentant sur place du consulat de France à Jérusalem de 1995 à 1999. « Ça n’a pas été simple. J’y suis resté quatre ans. Ces quatre années furent les plus étonnantes de ma vie. »À Gaza, Georges A. Bertrand a passé quatre années les plus étonnantes de sa vie.
Gaza, une autre blessureGaza deviendra pour lui une autre blessure. « À l’époque, il n’y avait pas de Hamas, mais c’était déjà une prison à ciel ouvert. » En 1996, à Jérusalem Est, il assiste au coup de sang de Jacques-Chirac contre le service de sécurité israélien. Il le raconte dans un livre de souvenirs, Gaza - Rue Victor Hugo, 1995-2001, actuellement en écriture.
Quel regard porte-t-il sur la guerre entre Israël et le Hamas ? « Albert-Camus a dit : “Aucune cause ne justifie le meurtre des innocents”. J’ai fait une petite plaquette sur l’archéologie à Gaza. Tout a été détruit, volontairement. Les cimetières ont été rasés, pour enlever toute la mémoire d’un peuple. De l’autre côté, quand j’entends des militants de la France insoumise évoquer le génocide palestinien, ce n’est pas possible. Il n’y a jamais eu de génocide palestinien. Utilisé comme ça, le mot " génocide" n’a plus de sens. »
Un ami, mort, faute de pouvoir être soignéAux yeux des opinions publiques occidentales, toutes les victimes ne se valent pas. « Il y a presque autant de kilomètres entre Paris et Kiev qu’entre Paris et Gaza, sauf que d’un côté les victimes sont blanches et chrétiennes et de l’autre, bronzées et musulmanes », résume-t-il.
Un jour, pour lui, la guerre est devenue palpable, terriblement concrète. « Rami Fayad était mon grand ami. C’est un garçon qui parlait parfaitement le français, qu’il avait appris tout simplement en écoutant le RFI. Je le prenais comme interprète pour les personnalités qui venaient à Gaza. On est resté en contact après mon départ. Ces derniers temps, il avait mal aux poumons, et puis, ça s’est aggravé. Comme il travaillait avec l’Institut français de Gaza, pendant un mois, le consulat de France à Jérusalem a demandé l’autorisation à l’armée israélienne pour le faire sortir de Gaza et le soigner ailleurs. Ça a été refusé. Fin janvier-début février, il a été admis à l’hôpital Deir el-Balah à Gaza, ou ce qu’il en restait. Il est mort là. Deux ou trois jours après son décès, sa famille obtenait l’autorisation de l’armée israélienne pour ressortir de Gaza. »
Après avoir longuement étudié les liens esthétiques unissant le monde musulman au monde chrétien, Georges A. Bertrand s’intéresse désormais au monde hindo-bouddhiste. Son Dictionnaire étymologique des mots français venant de l’arabe, du turc et du persan, publié aux éditions de l’Harmattan est à sa troisième édition. Dans Traces, il démontre à quel point l’art est un trait d’union entre les peuples et comment la culture arabo-musulmane s’est intégrée depuis des siècles dans le patrimoine français.
(*) Dans ces nouvelles, Georges A. Bertrand a créé une Corrèze imaginaire, à la géographie et aux histoires aussi incertaines que mélancoliques. Éditions l’Harmattan, 17 €.
Texte et photos : Dragan Perovic