Une jeunesse à l'ombre des martyrs du 9 juin 1944 à Tulle

Les événements du 9 juin 1944 à Tulle, Janine Picard les raconte souvent, son cousin René Armand quasiment jamais. Mais chacun, à sa manière, a dû faire face et affronter les mois et les années qui ont suivi la perte de leurs pères respectifs. Avec une complicité touchante, ils lèvent le voile sur leur jeunesse à l’ombre du drame.tenu du chapeau

Le 9 juin 1944, le père de Michel Tresallet, Louis, a été raflé, il sera déporté le lendemain. Comme le père de Janine Picard, Henri Valade ; celui de son cousin René Armand, Léon, a été pendu dès le 9 juin. Pour ces gamins d’alors, la vie s’est arrêtée. Ou presque.

« Les jours suivants, je demandais où était mon père. Il y avait deux filles dans l’immeuble, leur père était revenu de Limoges. Pourquoi pas le mien ? », raconte Janine Picard. Chez ses grands-parents paternels, le dimanche, elle ne voit que des yeux pleins de larmes. Elle cesse donc de demander.

« Toute seule, j’y pensais, se souvient-elle. Le premier Noël, en 44, a été d’une tristesse… Des dames de la Croix-Rouge étaient passées, j’avais eu une petite épicerie coloriée en bois. Après, les Noëls se passaient chez les grands-parents. On allait cherche des jeux de construction, il y avait un petit sapin, quelques guirlandes. On me faisait chanter à la fin du repas et ma grand-mère récitant le poème Bébés bleus, berceaux roses. »

« Ma mère Hélène se couchait le soir, se souvient René Armand, et je l’entendais pleurer. » Il avait 4 ans et demi, sa sœur 7 ans. « Nous, les enfants, on n’en parlait pas. Après ces événements, il fallait que la vie continue. On a été élevé par des femmes. »

Quand j’allais à l’école, petit, on me donnait “le cartable de Ricou”, “les vêtements de Ricou” pour “bien travailler, parce que Ricou travaillait bien”. J’ai appris à jouer sur l’accordéon de mon père.

« Dans la rue Dufayet, reprend sa cousine, il y a eu huit morts, mais on ne parlait pas de ça. C’est pas qu’on avait oublié, mais on avait nos jeux d’enfants. » Et en septembre, la rentrée au CP. « Les classes étaient nombreuses. Des dames de la Croix-Rouge venaient faire des distributions aux “petites filles dont le papa n’est pas là”… Je me rappelle que beaucoup de doigts se levaient. Un jour, j’ai reçu un pull de deux couleurs, je le trouvais très beau ! »

Son cousin intervient : « Quand j’allais à l’école, petit, on me donnait “le cartable de Ricou”, “les vêtements de Ricou” pour “bien travailler, parce que Ricou travaillait bien”. J’ai appris à jouer sur l’accordéon de mon père (il était luthier accordeur chez Maugein, ndlr), comme ses petits-fils. Il y avait des signes de sa présence, l’accordéon était là. » Entre les cousins, l’émotion est suspendue.René Armand avait 4 ans et demi le 9 juin 1944.

Puis Janine poursuit : « Après, j’ai été occupée par l’école, les copines, m’occuper de ma sœur… » Sa mère vit d’abord sur « quelques économies, puis il a fallu qu’elle trouve des petits boulots ». Le service à la cantine de la Manu, puis lingère à l’École militaire quand, en 1947, des postes ont été ouverts aux veuves de guerre.

« Ma mère m’a responsabilisée très vite, insiste Janine Picard. Elle m’a donné une charge et une bonne éducation. Toute ma vie, j’ai appris à me prendre en main et à avoir des responsabilités. Les interdits étaient nombreux. Je ne ressentais pas de colère, ni d’injustice, mais toutes les fois où on nous demandait la profession de nos parents, j’avais la boule au ventre. Mais je ne sentais pas qu’on nous mettait à part des autres ou qu’on s’attendrissait sur nous. Il y avait un respect, personne ne nous parlait des événements. »La fillette d’alors sait gré pourtant à sa mère d’avoir grandi si vite : « Ma mère était extrêmement autoritaire, mais elle se projetait le plus possible dans l’avenir. Elle voulait que ça aille bien pour ses enfants, qu’on fasse notre place dans la vie, ne pas reproduire le schéma familial et se retrouver seule avec des enfants. Elle disait toujours “mes filles auront une situation !” Comme une revanche sur le destin familial. Faire une prépa à la sixième, ça a été mon bonheur ! Ma grand-mère paternelle n’aurait pas manqué la remise des prix. J’ai mis le même acharnement à ce que mes deux garçons aient de bons résultats scolaires. »

Je ne ressentais pas de colère, ni d’injustice, mais toutes les fois où on nous demandait la profession de nos parents, j’avais la boule au ventre.

Hélène Armand, elle, fait un peu de couture « avec Mme Saturnin » avant-guerre ; après, elle travaille quelque temps à la mairie, puis embauche à la Manu, dans les ateliers puis comme “pointeau”.  « Ma mère n‘avait pas de métier, juste le certificat d’études et à l’époque, on ne trouvait pas plus de boulot que ça. Une sorte de bureau de bienfaisance leur fournissait des bons de bois ou de charbon. On ne changeait pas de tee-shirt tous les jours », sourit le bonhomme.

« On a été très soutenus par nos grands-parents, qui sont venus habiter avec nous après la guerre, se souvient l’octogénaire. C’était un rituel d’aller chez la Mémé, très active, très cultivée ; elle était un peu la mère de famille. Pour nous aider, elle a été veilleuse de nuit à la clinique Lacoste, ça mettait ma mère en colère. “Quand je fais ça, je ne pense plus à rien”, lui répondait-elle. »

« L’avantage, c’est que la colonie était gratuite pour les Pupilles de la Nation », salue René Armand, qui fréquente La Martière dès son ouverture en 1948. « On montait sur le bac, la sirène retentissait et on partait pour l’Amérique ! Je me souviens encore de mon émotion quand j’ai vu la mer ! On jouait, on chantait, on avait beaucoup de Normaliens comme moniteurs. » Le reste des vacances, sa mère travaillant, il est envoyé au Chambon, chez les Scouts, chez sa grand-mère à Saint-Angel… « J’étais habitué, j’étais un vieux colon. »Jeanine Picard conserve des photos de son père, surnommé "Ricou".

Janine se souvient des « difficultés à s’approvisionner et des soucis d’argent » qui préoccupent sa mère. « Chez les femmes, il y avait des mouvements de douleur et de colère parfois, oui. Le sentiment que certains avaient une vie aisée quand d’autres n’étaient plus là. Le seul avantage d’être Pupilles de la Nation, c’est qu’on nous payait la demi-pension au lycée, de la 6e à la terminale. » Il faudra attendre De Villepin pour qu’une pension soit attribuée aux Pupilles, « comme une pension de guerre au titre des exactions commises par les nazis. Dommage que nos mères ne l’aient pas touchée pour élever leurs enfants. »

Chez les femmes, il y avait des mouvements de douleur et de colère parfois, oui. Le sentiment que certains avaient une vie aisée quand d’autres n’étaient plus là.

Au fil des années, la famille de Janine et René s’est reconstruite. La tante Hélène s’est remariée, « quand ses trois enfants ont été casés et après leur avoir demandé l’autorisation ». Celle de Janine aussi, quand sa fille aînée a eu 18 ans et les grands-parents décédés.

« Au fil des années, on en parlait, ma mère me racontait mon père ; d’anciens amis se souvenaient de lui. Ça m’a toujours touchée qu’on en parle. J’étais heureuse de voir qu’il n’était pas oublié », reconnaît Janine Picard.

Devenue professeur à 20 ans, elle en parle chaque année à ses élèves. « L’évocation de ce drame a toujours fait partie de ma vie. Il n’a pas été pour rien dans mes prises de position, ça a aidé ma prise de conscience politique (elle a longtemps été au Parti communiste, NDLR). Peut-être parce que j’ai vu souffrir beaucoup de gens et que l’idéologie de camaraderie et d’entente me convenait. »

À voix basse, elle confie : « Aujourd’hui, j’ai une peur panique de la mort. Peut-être parce que je l’ai côtoyée un peu trop tôt. » 

Réussir ses études, une injonction maternelle pour Janine Picard. « Mais, en 4e, ma mère n’a jamais voulu qu’on prenne allemand en deuxième langue », se souvient-elle. « Quand j’ai été élue à la mairie de Tulle, en charge du jumelage, ils pouvaient tout me demande, sauf aller à Schondorf. »Impossible aussi d’aller visiter Auschwitz ou Buchenwald. « C’est l’horreur absolue, je n’ai pas envie de le voir pour savoir que ça a existé. » Tout juste s’est-elle rendue au Struthof, incitée par son mari. « Voir que quelque part, il y a un endroit avec le nom de mon père, ça m’a énormément touchée. Ça m’a fait du bien en un sens. »Son cousin René Armand, lui, est allé en Allemagne, faire son service militaire. « Je ne sortais pas, j’ai été prisonnier pendant 24 mois. Je ne voyais pas la logique que moi, je sois là-bas. »

Michel Tresallet l’assure avec fierté : sa mère, comme toutes les veuves du 9 juin, aurait mérité une médaille.

« Elle avait trois enfants, de 11 et 6 ans (une fille aînée et des jumeaux). Elle s’est retrouvée toute seule avec le Pépé Tresallet ; il a fallu qu’elle assume, qu’elle descende au magasin (son mari tenait une bijouterie rue Jean-Jaurès, NDLR) ; elle a travaillé jusqu’à ses 75 ans. Moi, j’ai grandi très sereinement, ma mère était extrêmement solide. Quand on me parlait d’elle, c’était toujours avec respect, une femme engagée tout le temps, conseillère municipale, en charge de l’UFF, l’Union des femmes françaises. Je n’ai pas le sentiment d’avoir été malheureux. Après, on est pris par la vie… »Michel Tresallet a fait de nombreuses recherches sur le drame de Tulle.

Marié à 21 ans, père deux ans après, des études à Paris, un premier travail à l’usine, puis un retour à Tulle. « De 6 à 13 ans, j’ai le sentiment d’avoir souvent rêvé ou pensé que mon père reviendrait. Et puis, c’est comme croire au Père Noël, au bout d’un moment, on n'y croit plus. Il faut avancer, avancer ! Jusqu’au jour de la naissance de ma première petite-fille. Là, j’ai réalisé tout ce que j’avais perdu ou ce que je n’avais pas pu connaître ; un père qui n’a pas pu t’aider, te conseiller. Ç’a été une prise de conscience très dure, qui dure depuis 27 ans. »

« On n’a pas eu de cellule psychologique, on s’est débrouillé par nous-mêmes. Grâce à ma mère, qui nous a donné, consciemment ou pas, le culte du père. On lisait tout ce qui existait sur la guerre ou la déportation. »

De 6 à 13 ans, j’ai le sentiment d’avoir souvent rêvé ou pensé que mon père reviendrait. Et puis, c’est comme croire au Père Noël, au bout d’un moment, on n'y croit plus. Il faut avancer, avancer !

Engagé très tôt « dans un militantisme un peu exacerbé », réfractaire à « la contrainte des ordres », « Je suis devenu un révolté peut-être, mais régulièrement, je suis retombé dans mon histoire. Pour mes trois mois de classe, on m’a envoyé à Compiègne, l’ancien camp de Royallieu où mon père était interné avant de partir à Dachau. Et quand j’ai sorti mon livre sur l’abbé Espinasse, je me suis fait insulter par des Alsaciens. »« L’histoire me rattrape ! Ça devient pesant, un peu, surtout en prenant de l’âge. Quand j’étais au plus bas, je me suis fait graver le matricule de mon père sur le bras en me disant “quand tu le verras, tu repartiras…” » 

Blandine Hutin-Mercier