Evelyne Bloch-Dano se souvient d’Alain Mimoun : "Il est à nouveau le champion des champions"
Je me souviens de l’année 1956. Pourquoi est‐elle restée dans ma mémoire ? Peut-être à cause du froid polaire du mois de février, le plus glacial du XXe siècle, de la neige qui s’amoncelait dans les rues de Paris, de la porte de Champerret devenue silencieuse, du petit radiateur électrique branché dans le séjour qui dégageait une odeur métallique. Un mois entier de températures négatives, des chutes nocturnes à moins 15 °C, la Seine prise par les glaces, les arbres du jardinet de l’immeuble blancs de givre, les congères de chaque côté de la rue Jean‐Moréas. La 4 CV du voisin qui nous conduisait à l’école le matin ne démarrait pas […].
Les Jeux d’été de Melbourne se déroulent pour la première fois dans l’hémisphère Sud, d’abord dans le froid et sous la pluie puis, le jour du marathon, sous un soleil de plomb. Je trouve extraordinaire cette inversion des saisons à laquelle je ne comprends rien. J’entends pour la première fois le nom de Mimoun. Il a gagné l’épreuve reine des olympiades grecques, celle qui clôture les Jeux, le marathon […].
L’époque était sombre. Les guerres succédaient aux crises. En mars, l’Assemblée nationale avait voté les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet pour gérer la situation en Algérie. […] Fin octobre débute aussi l’insurrection de Budapest, rapidement écrasée dans le sang par les chars soviétiques, faisant des milliers de morts et des centaines de milliers d’exilés. Une manifestation contre le Parti communiste à Paris fera des blessés et trois morts. Ce n’est pas tout. Quelques jours plus tôt, à la suite de la nationalisation en juillet du canal de Suez par Nasser, un accord entre France, Grande‐Bretagne et Israël a été passé. L’"affaire" de Suez éclate et malgré la défaite militaire des Egyptiens, les alliés sont forcés de battre en retraite sous la pression des Etats-Unis et de l’URSS. Les biens des ressortissants français et anglais en Egypte sont confisqués, les juifs, expulsés. C’est donc dans un contexte international tendu que vont se dérouler les Jeux de Melbourne, du 22 novembre au 8 décembre 1956.
Mimoun est le Poulidor de Zatopek
Et malgré la distance géographique, malgré l’objurgation du président du CIO rappelant que "les Jeux sont une compétition entre individus et pas entre nations", certains pays – l’Espagne, les Pays‐Bas et la Suisse – décident de boycotter l’événement afin de protester contre l’intervention de l’URSS en Hongrie. D’autres – l’Egypte, l’Irak et le Liban – s’abstiennent de la même manière afin de dénoncer la participation d’Israël. Pareil pour la Chine, qui refuse de côtoyer Taïwan. Néanmoins, 67 pays rallient Melbourne.
Alain Mimoun est déjà très connu, non seulement en France où il a été élu "champion des champions français" par L’Equipe, mais dans le monde. Médaille d’argent du 10 000 mètres aux Jeux de Londres, puis à nouveau du 10 000 et du 5 000 mètres à Helsinki. A chaque fois, il est devancé par le Tchécoslovaque Emil Zatopek, surnommé la "locomotive humaine". Mimoun est le Poulidor de Zatopek. Ils se sont rencontrés en 1948 (ou, selon d’autres sources, l’année précédente à Prague) et sont devenus d’emblée amis. "On s’aimait comme deux amoureux", confie Mimoun, désarmant. L’histoire de chacun incarne à la perfection celle de son pays, avec ses drames et ses drapeaux. Le personnage romanesque, c’est Emil, au style désarticulé, au visage grimaçant, à la gentillesse confondante, aux performances extraordinaires, au destin bousculé par l’histoire politique. Jean Echenoz lui a consacré un roman, je dirais "parfait" si ce mot n’était pas absurde. Courir dit tout, mieux qu’une biographie, un livre tendre, incisif, ironique, tragique. Il raconte l’homme, mais aussi l’époque. Donc lisez-le si vous voulez savoir qui était Emil Zatopek.
Alain Mimoun voue une admiration éperdue à son copain, il le voit comme un héros, on a l’impression qu’à côté de lui, il se sent un peu fruste. […] Et comme le monde entier partage son admiration, que Zatopek a cumulé trois médailles d’or lors des Jeux précédents (sur 5 000 et 10 000 mètres et au marathon), qu’avec lui les meilleurs chronomètres tombent comme des mouches (18 records du monde battus), qu’il paraît invincible, on doute de la performance de Mimoun. Prudent, celui-ci répond : "Je ne promets rien. Je ferai juste mon possible pour aller au bout." Il détient les meilleures performances françaises dans toutes les disciplines de fond, y compris celles de l’heure et des 20 kilomètres, mais il n’est pas un spécialiste du marathon […]
"Tu ne me félicites pas, Emil ?"
"Baisse la tête, t’auras l’air d’un coureur !", disait-on dans ma jeunesse. Ou bien "Vas‐y, Mimoun !" à quelqu’un qui courait derrière son chapeau emporté par le vent. Baisser la tête pour mieux la relever. Voilà ce que va faire Mimoun. […] La veille du marathon fixé au 1er décembre, il apprend la naissance de sa fille. La course débute à 15h13 et il porte le dossard 13. Il fait une chaleur d’enfer, Mimoun porte sur la tête un mouchoir de sa femme noué aux quatre coins. Il court, il court. Il prie en courant. Il court, il court de sa foulée économe. Son principal adversaire, Zatopek, fraîchement opéré d’une hernie, renonce au 5 000 et au 10 000, mais il est sérieusement diminué. "Méfie-toi des Russes, méfie-toi des Russes", conseille‐t‐il à son ami : Kuts vient de faire voler en éclats son propre record du monde sur 10 000 mètres.
Les reportages montrent Alain Mimoun, avec son petit short, son maillot noir, son mouchoir sur la tête, sa moustache : des images d’une autre époque. Il a 35 ans, c’est déjà âgé pour ce niveau de compétition. Jusqu’à la fin de sa vie, il racontera sa course d’anthologie kilomètre par kilomètre. Le moment où il lâche les uns après les autres ses concurrents, la fatigue, la déshydratation ("mais je ne voulais pas m’arrêter pour boire"), les encouragements de la foule australienne ("you’re good, you’re good"), la course en tête, seul, sans se retourner, le mouchoir qu’il arrache, les insultes qu’il se prodigue pour se forcer à continuer, à accélérer la cadence quand il voit le mât du stade olympique distant de trois kilomètres. Les acclamations des 120 000 personnes dans le stade, et l’arrivée, épuisé. Les images les plus émouvantes captent le moment où il guette celle d’Emil. Celui-ci n’est pas deuxième, ni troisième, ni quatrième – mais où est passé Emil ? –, ni cinquième. Mais sixième, au bord de l’évanouissement. "Tu ne me félicites pas, Emil ?", demande Mimoun à son copain, qui ignore sa victoire. Alors le grand Zatopek retire sa casquette légendaire et se met au garde‐à‐vous : "Alain, je suis heureux pour toi." Quelle classe !
Mimoun, lui, est porté en triomphe par ses supporters à sa descente d’avion. Quelque chose en lui s’est accompli. Il est à nouveau élu champion des champions.
Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.