Face au mal-être des ados, les prescriptions hasardeuses et risquées se multiplient
En première ligne face à la détresse des jeunes, de plus en plus de médecins prescrivent des médicaments qui n’ont pas été éprouvés pour leur catégorie d’âge. Avec, en tête, l’espoir de soulager leurs patients, nombreux à avoir des idées noires depuis le déclenchement de la crise sanitaire en 2020. Qu’importe si les études ne montrent pas d’utilité aux remèdes de leur cru, composés au jugé et à l’expérience.
Un phénomène massif, si volumineux qu’il est désormais rare de trouver une prescription qui respecte les recommandations officielles, édictées par la Haute autorité de santé et en vigueur depuis 2014. Les ordonnances bricolées en dehors des clous sont devenues la norme. Et ce, malgré les risques que ces méthodes font peser sur les adolescents, dont le cerveau n’a pas tout à fait terminé sa croissance.
En 2023, 288 000 jeunes ont ainsi reçu un antidépresseur pourtant déconseillé par les autorités sanitaires, car jugé trop dangereux à ce stade de maturité cérébrale et psychique pour les faibles effets positifs observés. Autrement dit, et rien que pour cette famille de médicaments, 3 prescriptions sur 4 cette année-là se sont avérées non conformes aux bonnes pratiques pour les 12-25 ans.
288 000 jeunes ont reçu une molécule déconseillée
Ces données, extraites du rapport annuel de l’Assurance-maladie, analysé par L’Express avant qu’il ne soit remis au gouvernement, interpellent. Car mal employés, ces médicaments sont susceptibles de provoquer de graves troubles pour la santé. Pis, en plus d’être toxiques, certaines substances pharmaceutiques peuvent faciliter le passage à l’acte suicidaire, au lieu de le désamorcer.
C’est le cas de la paroxétine, identifiée comme nocive pour les jeunes depuis une dizaine d’années, mais encore prescrite par des praticiens mal informés ou téméraires. Qu’importe si l’entreprise qui la fabrique, GlaxoSmithKline, a été condamnée par les autorités américaines en 2012 pour avoir caché ses effets délétères. Elle avait alors dû verser 3 milliards de dollars, une amende record à l’époque.
La paroxétine a brusquement refait parler d’elle au début de l’année. La presse, Radio France surtout, s’était fait écho du suicide de deux adolescents, Romain et Florian. Le premier s’est jeté sous un train, le deuxième s’est mis une corde autour du cou, il y a trois ans. Tous les deux avaient été placés sous paroxétine avant leur passage à l’acte. Ils avaient 16 et 20 ans. En cours d’instruction par le tribunal de Vienne, l’affaire témoigne de la parcimonie qu’il convient d’observer dans l’usage de ces médicaments.
Le risque de faciliter le suicide, au lieu de le contrer
Au total, les données de l’Assurance-maladie montrent que sur 384 000 adolescents présentant des troubles dépressifs traités en 2023, seulement 96 000 ont reçu l’antidépresseur jugé efficace à cet âge, appelé fluoxétine – ou Prozac, de son nom commercial. C’est pourtant la seule molécule à présenter un effet supérieur au placebo pour des risques convenables, à en croire une étude publiée en 2016 dans la revue scientifique The Lancet.
En plus de présenter un risque sanitaire, ces prescriptions hors cadre coûtent également très chères au contribuable. Exprimés en termes financiers, les remboursements liés à des antidépresseurs considérés comme inopérants se sont élevés à environ 7,2 millions d’euros en 2023. Autant d’argent public dilapidé pour rien ou presque, si l’on en croit les conclusions des études scientifiques.
Ce bilan à front renversé n’a de cesse de crisper. De la direction de la Caisse nationale de l’Assurance-maladie aux cabinets psychiatriques au courant de ces dysfonctionnements, les chiffres froissent : "C’est n’importe quoi ! Les praticiens derrière ces ordonnances bidouillent des pseudo-traitements avec des moitiés de comprimés. Il y a des enfants en bout de chaîne", dénonce Xavier Pommereau, psychiatre coordinateur à la Clinique Béthanie, à Talence (Gironde).
Des écarts massifs, partout
Selon l’expert, le phénomène est bien plus inquiétant que la hausse générale des prescriptions, pointée du doigt. En 2023, un rapport publié par le Haut conseil à la famille avait fait couler beaucoup d’encre en allant dans ce sens, avant d’être nuancé par de nombreux experts. A de nombreux égards, l’augmentation continuelle du nombre d’enfants sous psychotropes peut apparaître normale, en raison de souffrances plus fréquentes et d’un retard sur certains diagnostics.
Mais cette fois, bien avisés seraient les experts capables de justifier autant d’écarts à la norme. D’autant qu’ils ne se résument pas au seul choix de la substance. Les durées de traitement sont, elles aussi, rarement respectées. En 2023, seuls 21 % des patients ont reçu une prescription d’antidépresseurs supérieure à six mois. C’est pourtant le temps minimal qu’il faut compter pour espérer avoir des résultats. Dans les faits, la moitié des ordonnances se finissent dans les deux mois.
Certes, de nombreux patients abandonnent leur traitement à cause des effets indésirables ou par simple manque de suivi. "Les personnes grossissent, ou ont des pertes de libido, ce qui peut avoir d’importants retentissements sur la santé mentale", rappelle Bruno Falissard, directeur de recherche à l’Inserm. Mais ces éléments ne suffisent pas à expliquer d’aussi grands écarts avec les carcans institutionnels.
L’épineuse question des calmants
Car les anomalies sont quasiment partout. Légion, aussi, dans le cas des anxiolytiques, par exemple. Les médecins ont recours à ces puissants sédatifs en cas de crise de panique grave. Ils permettent de calmer ou d’aider à trouver un peu de sommeil au pic des souffrances. Mais certains peuvent rendre dépendant, ce qui les rend particulièrement dangereux : l’adolescence est un âge à risque.
Dans 37 % des cas, les praticiens doublent les antidépresseurs avec des anxiolytiques. Dans ce type d’indication, le traitement ne doit pas dépasser les quinze jours, pour réduire les risques d’addiction. Sauf que, là encore, les écarts sont nombreux : 40 % des cures dépassent les trente jours. A ce sujet, les psychiatres ne sont pas en reste. Ce sont eux les plus mauvais prescripteurs.
Autre courbe alarmante : les antipsychotiques. Leur recours a grimpé de 38 % en 2023. Des produits pourtant réservés à des affections spécifiques, très peu sensibles à la morosité des temps, comme la schizophrénie. "Ces substances sont détournées pour leur effet calmant non-addictif. Mais le problème, c’est qu’elles sont agressives pour le cerveau et multiplient les risques de syndrome parkinsonien", déplore le psychiatre Xavier Pommereau.
Les médecins généralistes en première ligne
En guise de contre-mesure, l’Assurance maladie prévoit de renforcer la formation des généralistes. Ces derniers sont souvent les seuls interlocuteurs disponibles pour les familles, alors qu’il faut par endroits deux ans pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste. Or ils sont aussi les moins compétents sur ces questions. "Les généralistes ne sont formés qu’aux pathologies mentales les plus saillantes et ont du mal à établir le degré de sévérité des souffrances", résume Bruno Falissard.
Loin de l’Assurance-maladie l’idée d’accuser une profession ou une autre d’être à l’origine de la dynamique. Diplomatie institutionnelle et liberté d’exercer obligent. Surtout que, comme à chaque fois qu’on touche aux enfants et à la psyché, la situation est complexe et ne se résume pas à de simples chiffres. Mais elle met tout de même à disposition quelques corrélations parlantes : en moyenne, un enfant ayant reçu un antidépresseur d’un psychiatre libéral suit 5,5 mois de traitement, contre 3,6 s’il est ordonné par un généraliste.
Une "conférence de consensus" pourrait également voir le jour. Une pratique courante en médecine. Lorsqu’il existe une controverse médicale, les scientifiques des domaines concernés se mettent parfois autour d’une table pour rédiger un accord sur ce qui est établi et ce qu’il reste à prouver. L’Assurance maladie pousse : elle y voit une manière d’inciter les prescripteurs à s’engager autour des préconisations.
Prescrire ou mourir
L’initiative n’a été accueillie que très froidement par les concernés. "Demandez au médecin qui a en face de lui un petit qui essaye de se suicider, une famille dévastée et le sort d’autant de vies dans les mains, de ne pas prescrire alors qu’il n’a plus que ça à faire, et vous verrez comment il réagira", prévient Bruno Falissard, également président du président de la Société française de psychiatrie de l’enfant.
Le spécialiste met en garde contre les tentations simplistes. Mieux informer les personnels de santé, les "responsabiliser", pourrait contribuer à ramener ces chiffres à des niveaux plus acceptables. Toutefois, appliquer la théorie à la lettre n’est pas envisageable, ni même souhaitable. De nombreuses familles, les patients eux-mêmes parfois, refusent de se plier à la psychothérapie, par exemple. C’est pourtant la réponse la plus adaptée à cet âge. Et lorsque tout ce qui est prévu par les officiels a été tenté, et que des vies sont encore en danger, pourquoi se priver de prescrire ?
Toutes ces statistiques mettent en lumière à quel point le système pédopsychiatrique dysfonctionne. Pour prendre en charge la détresse des jeunes, tisser un lien de confiance est essentiel. Pour convaincre d'accepter de suivre les bonnes thérapies, et donc réduire le nombre de prescriptions à l’emporte-pièce, il faut du temps, de la disponibilité, des moyens, un accès rapide et facile aux spécialistes. Toute la profession est d’accord. Après les Assises de la pédiatrie, le gouvernement s’était engagé à agir à ce sujet. Il a depuis été dissous.