Un été littérature – 9) Littérature sur les mots
La papeterie Tsubaki d’Ito Ogawa
Ce roman de la japonaise Ito Ogawa, tout en simplicité, délicatesse et élégance, dresse le portrait d’une jeune femme de 25 ans, Hatoko, de retour à Kamakura après quelques années passées à l’étranger. Elle revient s’installer dans la papeterie familiale, qui appartenait à sa grand-mère, et dont elle va à présent reprendre le flambeau.
Riche de tous les enseignements reçus de sa grand-mère – l’Aînée, comme elle la nomme – Hatoko s’apprête à mener à son tour l’activité d’écrivain public. Un métier un peu oublié, mais fort utile, auquel l’Aînée l’a préparée avec exigence et sévérité. Une activité passionnante et pleine de surprises à laquelle la jeune femme va se livrer avec assiduité et engagement.
On suit avec un certain intérêt la manière dont il faut s’y prendre pour s’adapter à toutes les sortes de demandes, tristes ou heureuses, graves ou plus légères : condoléances, billet doux, lettre d’amour, nouvelles données après de longues années, annonce de divorce, lettre de rupture, lettre de refus, vœux, remerciements, et plein de choses encore, avec leur lot de surprises parfois.
Mais c’est surtout à l’art de la calligraphie que nous sommes conviés. Car la jeune femme y a été formée pendant toute son enfance par sa grand-mère, dès le plus jeune âge. Et on découvre l’art – car c’en est un véritable – d’écrire une lettre.
Au-delà du choix délicat des mots, il y a aussi le choix de l’instrument – stylo-plume, stylo-bille, pinceau, plume d’oie, ou même plume de verre – le style de l’écriture, l’orientation horizontale ou verticale (nous sommes au Japon), le soin apporté à l’écriture, le choix des caractères, de la typologie (hiragana, kanji, …), de l’encre, du papier (voire du parchemin), de sa taille, de sa texture, de son grammage. Sans oublier le choix délicat de l’enveloppe et même du timbre (et de la façon de le coller).
Il y a ensuite le choix des formules, de la ponctuation, la clarté et la précision à apporter, la forme de langage à adapter, la longueur de la missive, la diplomatie dont il faut faire preuve, entre douceur et fermeté selon les situations, mais sans jamais prendre le risque de froisser son interlocuteur.
À l’arrivée, ce sont de très belles lettres qui nous sont révélées, pour certaines magnifiques. Et le charme du livre consiste à nous les reproduire en écriture japonaise. Dans toute leur subtilité et leur beauté, même si nous ne les regardons – nous Européens – que de manière évasive.
Tout le charme de cette narration réside aussi dans la manière, pour Hatoko, de recevoir le client, par un cérémonial du thé, suivi de l’art subtil et délicat de s’approprier sa demande, en entrant dans ses motivations profondes et sa psychologie, tout en se gardant de toute indiscrétion ou d’entrer dans son intimité. Une entreprise pleine de pudeur et de délicatesse.
Et dans la restitution de tous les sentiments et tourments qui parcourent l’esprit de la jeune femme lorsqu’elle recherche l’inspiration, parfois avec une certaine angoisse et difficulté, à l’image de certains artistes. Comme dans le passage suivant :
« La beauté naturelle, intacte, porte en elle le charme de la vieillesse. À force d’y réfléchir, je n’avais plus aucune idée de ce que serait l’écriture du père de Seitarô aujourd’hui. Quand j’y pensais, j’avais toujours vécu seule avec l’Aînée. Il n’y avait pas d’homme à la maison. Pour commencer, qu’était-ce qu’un père ? Je n’arrivais pas du tout à l’imaginer. Alors que le texte était presque prêt, l’écriture qui l’incarnait m’échappait. J’avais beau essayer encore et encore, je n’étais pas satisfaite. Je souffrais vraiment, terriblement. Je me tordais de douleur comme si j’avais mangé quelque chose qui ne passait pas. Je n’arrivais pas à trouver la bonne écriture. Plus j’essayais et plus je m’enfonçais dans un labyrinthe. »
Il est aussi question, dans cette histoire, de nourriture (comme souvent dans les histoires japonaises), de petits plaisirs au quotidien, d’une relation épistolaire, de cérémonie des lettres brûlées, et de révélation d’un secret.
Autant de saveurs que je vous convie à goûter sans restriction. Mais à la condition, bien sûr, de ne pas être allergique à une certaine forme de lenteur et de poésie.
— Ito Ogawa, La papeterie Tsubaki, Editions Philippe Picquier, août 2018, 384 pages.
La bibliothèque des livres brûlés, de Brianna Labuskes
C’est une bonne idée que d’écrire un roman qui a pour fond les autodafés, ici celui de mai 1933 à Berlin. D’autant plus que beaucoup en ignorent l’existence. C’est donc une très bonne chose que cet événement très significatif soit porté à la connaissance d’un maximum de monde.
Cela étant dit, la place de l’autodafé et de ce qui y est lié occupe une place trop restreinte à mon goût dans cet ensemble de 434 pages qui s’apparente davantage à une romance qu’à une véritable narration historique. Les histoires d’amour y prennent trop de place, reléguant assez largement les faits historiques presque en arrière-plan. Mais bon… si cela permet, comme je le disais, un point d’entrée dans la découverte de certains faits historiques à mon sens majeurs, tant mieux. J’ai moi-même malgré tout découvert l’existence d’un Comité des livres de guerre aux États-Unis à l’époque, ayant pris l’initiative stratégique d’expédier 122 millions de livres aux soldats américains stationnant à l’étranger, excusez du peu ! (j’ai aussi apprécié l’évocation de l’idée selon laquelle on ne peut affirmer que quelqu’un n’aime pas les livres, mais plutôt qu’il n’a pas encore trouvé le livre qui pourrait lui correspondre).
Pour le reste, ce roman ne m’a pas permis d’apprendre. Mis à part quelques pages de l’un des chapitres où l’on assiste très succinctement à une courte scène se déroulant cette nuit terrible de mai 1933 à Berlin où des milliers de livres furent brûlés en majorité par des… étudiants, l’épisode est peu développé.
L’évocation de la censure, des atteintes aux principes fondamentaux de la démocratie, sont évoqués. Et il est important de comprendre que de tels événements n’ont rien d’anodin, se répétant au cours de l’histoire jusqu’à aujourd’hui y compris, où la censure, les destructions, les éliminations de livres des bibliothèques, ou relégations en arrière-boutique, voire les réécritures partielles, sont légion. De manière souvent insidieuse, ciment commun à toutes les dictatures et les totalitarismes, mais aussi à nombre d’esprits intolérants et fort peu attachés à la liberté d’expression ou au respect du passé.
C’est pourquoi je conseille à ceux que cela intéresse de lire par exemple le court essai L’autodafé de l’esprit de Joseph Roth – déjà présenté sur Contrepoints – ou, dans la catégorie romans, le bien plus puissant et émouvant La voleuse de livres de Markus Zusak (également déjà présenté). Sur les autodafés en général, on pourra aussi se référer à l’incontournable Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Les épisodes historiques mettant en scène des autodafés ne manquent par ailleurs pas, hélas. Parmi les plus marquants et pourtant méconnus eux aussi, on trouve notamment les autodafés de la période de la Révolution culturelle de Mao en Chine, à l’époque où tant d’étudiants et intellectuels français en particulier étaient occupés à idolâtrer celui qui était l’un des pires dirigeants totalitaires de l’histoire. On pourra se référer aux lectures de Simon Leys, qui s’est à l’époque battu un peu seul face à l’unanimisme de ces intellectuels aveuglés par l’idéologie, vilipendé et contraint alors de vivre loin d’ici…
— Brianna Labuskes, La bibliothèque des livres brûlés, HarperCollins, mai 2023, 434 pages.
Le porteur d’histoire, d’Alexis Michalik
Ce livre (ou cette pièce de théâtre, car apparemment il en s’agit d’une) est d’une conception originale.
Au départ, j’ai craint quelque chose d’assez creux, artificiel, qui se lisait bien trop vite (c’est court). Mais après quelques brefs premiers chapitres, on se laisse prendre par cet enchaînement étonnant de chapitres successifs et cette remontée vertigineuse à la fois dans le temps et dans l’espace, qui s’enfilent véritablement les uns les autres.
Je ne peux pas en dire plus, mais l’expérience est intéressante et je vous laisse mettre le doigt dans cette mécanique. L’auteur a une approche assez unique du déroulement des événements, qui est bien vue. Elle vous permettra d’entrer dans une histoire assez fascinante, qui lie les êtres du Moyen-Âge à aujourd’hui, en passant par la Révolution française et l’époque d’Alexandre Dumas entre autres.
Il ne reste qu’à vous laisser porter, en toute simplicité. Cela se lit vite, et bien.
— Alexis Michalik, Le porteur d’histoire, Magnard, avril 2019, 128 pages.
La révolte des accents, d’Erik Orsenna
Ce petit livre à l’esprit original est une sorte de nouvelle longue (ou bien alors de roman court). Un voyage poétique et initiatique à travers les paysages de la langue.
Étrangement, le style au moins de la première moitié de la narration, la manière d’écrire, l’imagination, le caractère des personnages, la douce fantaisie qui se dégage, la forme d’humour délicat, et ce caractère poétique, m’ont fait penser au style et aux écrits de ma chère maman. Autant dire que c’était un plaisir de lire cette douce musique des mots qui m’était en quelque sorte presque familière.
Si le livre était donc très prometteur et qu’il fut en effet agréable à lire, j’ai néanmoins été un peu surpris par le fond : je connaissais le titre, un peu l’auteur sans toutefois avoir encore eu l’occasion de le lire. En revanche, je n’avais pas vraiment réalisé qu’il s’agissait d’un roman ; je m’étais plutôt représenté avant de l’avoir en mains, je ne sais pourquoi, une sorte d’essai. Ensuite, un univers plutôt enfantin – dans le sens de littérature pour enfants. Je ne sais pourquoi, je ne m’y attendais pas non plus (et s’il est effectivement destiné plutôt aux enfants, ce que j’ignore, c’est une très bonne chose).
Par contre, sur le plan de la langue française et de la place réservée aux accents, je dois dire que je n’ai pas été subjugué. Si la langue est simple et belle à la fois, et même si on comprend bien que la révolte des accents a pour origine une perte regrettable de leur usage et de la conscience de ce qu’ils apportent, l’auteur ne me paraît pas insister outre mesure sur ce qui, pour moi, était central (j’en reviens au titre). J’aurais aimé que cet aspect soit davantage mis en avant, démontré, prononcé (à la manière de l’accent, pourrait-on presque dire en forme de clin d’oeil).
Mais ce n’est pas moi l’auteur, et je respecte bien naturellement sa liberté, ainsi que ses choix. Il y aurait toutefois place à d’autres pays imaginaires que celui-là (et donc d’autres auteurs), avec un titre avoisinant…
Mais je reconnais à Erik Orsenna la magnifique idée qui fut la sienne à travers cette belle petite série (de quatre livres, en réalité, car il me semble qu’il y en a un quatrième dont le titre chante très bien à mon oreille et que je lirai donc certainement aussi un jour… « La fabrique des mots »).
— Erik Orsenna, La révolte des accents, Le Livre de Poche, 128 pages.
La porteuse de mots, d’Anne Pouget
C’est le dernier livre que j’ai lu avec ma fille, après des centaines et des centaines depuis sa naissance, plaisirs uniques et partagés. Le marque-page indiquait que nous nous étions arrêtés à la page 56 ou 57. Les circonstances de la vie ont fait que nous l’avons suspendu. D’autres moments partagés ont pris le relais depuis, et elle est maintenant trop grande pour que je lui fasse encore la lecture. La magnifique couverture, que j’aime particulièrement, a continué de trôner à ma vue depuis des années dans une partie de ma bibliothèque. Avec son superbe titre, qui avait aussitôt attiré mon, attention et attisé mon intérêt.
Ce livre était tellement intéressant que je me devais de le reprendre un jour et d’en achever la lecture. Ce qui est fait.
Comme parfois avec les livres pour enfants, on peut penser qu’il est parfaitement adapté aussi à l’adulte.
Me plonger dans le Paris de l’an 1499 m’a permis de mieux ressentir la vie de l’époque, et au-delà surtout, d’apprendre. Une vraie leçon d’histoire. Qui marque peut-être davantage qu’une lecture académique. L’une des vertus du (bon) roman. Celui-ci est très bon.
Très bien écrit, dans un style à la fois agréable et assez relevé, on découvre les métiers de l’époque, dont celui qu’occupe le personnage principal de Pernelle (joli prénom) : porteur d’eau. Un métier très courant à l’époque à Paris et absolument essentiel.
On explore aussi les lieux, bien plus restreints bien évidemment que le Paris d’aujourd’hui, on découvre les mœurs de l’époque, l’état des connaissances et des croyances en médecine, et surtout on vibre avec Pernelle à l’évocation des mots, du désir d’apprendre à lire.
On se promène le long de l’Ile de la Cité, traversant ici la Seine via le pont de Notre-Dame, là le pont au Change, stupéfaits de constater qu’ils sont tous deux pourvus d’importantes constructions dotées de nombreuses boutiques.
Levant la tête, on aperçoit la tour de l’Horloge, non loin du grand Châtelet de l’époque, dans lequel on ne tardera pas à entrer, après être passés par la montagne Sainte-Geneviève. On marche parmi les porteurs d’eau, les lavandières, les vendeurs de bois, et autres métiers de ce temps, traversant par un beau dimanche le marché aux oiseaux et longeant les éventaires des poissonniers installés sur les quais, non loin de leurs viviers aménagés à même le fleuve. On assiste même à des procès d’animaux, comme il était d’usage à l’époque (outre les recherches historiques sur le sujet, je vous engage à lire par exemple le roman Le procès du cochon d’Oscar Coop-Phane, déjà présenté ici également, si cela vous intéresse).
On explore un peu, surtout, le monde de la connaissance. Et si vous lisez ce très beau livre, vous aurez la surprise d’y croiser certains personnages illustres qui ont joué un rôle essentiel dans l’avènement de l’humanisme ou dans les progrès de l’édition…
Une petite merveille que je conseille aux passionnés de mots et d’histoire. Bravo à Anne Pouget, qui a composé là un bien beau livre !
— Anne Pouget, La porteuse de mots, Casterman, septembre 2014, 210 pages.
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