Liberty Road Trip #7 : Lisbonne
Liberty Road Trip est le journal de bord de notre auteur Rainer Zitelman lors de son tour du monde. En vingt mois, l’historien et sociologue allemand a visité trente pays sur quatre continents, et parcouru plus de 160 000 kilomètres. Il présente un mélange passionnant d’impressions personnelles, de recherches historiques, de résultats d’enquêtes internationales et, surtout, de centaines de conversations avec des économistes, des entrepreneurs, des journalistes, des politiciens et des gens ordinaires dans ces pays. Il a décidé de confier quelques unes de ses haltes à Contrepoints et après Zurich, Tbilissi, Asuncion et Montevideo et São Paulo, ses dernières haltes sont Lisbonne et Porto au Portugal.
Novembre 2022, Lisbonne et Porto, Portugal
Au début du mois de novembre 2022, je me rends au Portugal. Cela fait quatre décennies que je n’ai pas visité ce beau pays. La première chose qui me frappe, c’est le nombre de personnes qui parlent un anglais plus que passable. Rien à voir avec l’Espagne, l’Italie ou la France. L’une des raisons est probablement que, comme dans les pays scandinaves, presque tous les films et émissions de télévision sont diffusés en anglais avec des sous-titres en portugais.
Vous serez peut-être surpris d’apprendre que le Portugal possède l’empire colonial le plus ancien de tous les pays européens. Son histoire coloniale a commencé avec la conquête de Ceuta en Afrique du Nord en 1415 et s’est achevée avec la restitution de sa dernière province d’outre-mer, Macao, à la Chine en 1999.
Le petit Portugal était un empire mondial qui a même dominé le Brésil pendant plus de trois siècles, un pays dont la superficie est presque cent fois supérieure à celle du Portugal. Aujourd’hui, seul le fait que les Brésiliens parlent portugais – contrairement au reste de l’Amérique latine, où l’espagnol domine – nous le rappelle. Le Portugal est une démocratie relativement jeune ; après l’abolition de la monarchie en 1910, le pays a été à plusieurs reprises sous l’emprise de l’armée. En mai 1926, un coup d’État a mis fin à la « première République ». António de Oliveira Salazar a gouverné en tant que Premier ministre de 1932 à 1968, en s’appuyant sur les pouvoirs de l’armée. Il était un fervent partisan de la doctrine sociale catholique de gauche. En septembre 1933, un « statut national du travail » a été introduit, établissant le droit au travail et à un salaire décent, des heures de travail fixes et des congés annuels payés. En 1935, la Loi de reconstitution économique est adoptée : l’État domine l’économie.
Par conséquent, les résultats économiques ont été médiocres. Le Portugal est resté dans le bas du classement européen en termes de productivité du travail, de rendement agricole, de degré de mécanisation et d’utilisation d’engrais. Malgré le taux d’emploi élevé dans le secteur agricole, l’approvisionnement en denrées alimentaires n’était pas garanti, et l’agriculture n’a pas pu se développer.
L’industrialisation n’a commencé que dans les années 1950 et 1960, et le PIB par habitant n’était que de 934 dollars américains en 1970 (Espagne : 1209 dollars américains ; Italie : 2100 dollars américains ; France : 2862 dollars américains ; États-Unis : 5247 dollars américains). Entre 1971 et 1973, environ 1,4 million de personnes ont quitté le Portugal pour chercher du travail ailleurs – une proportion élevée de la population, surtout si l’on considère que moins de neuf millions de personnes vivaient au Portugal à l’époque.
Le 25 avril 1974, un autre coup d’État militaire a eu lieu, mené par des généraux de gauche contre la direction autoritaire de l’État, connu sous le nom de « révolution des œillets ».
Il était dirigé par le Movimento das Forcas Armadas(Mouvement des forces armées). Même le parti initialement fondé en 1974 sous le nom de Partido Popular Democrático, qui avait un penchant plus libertaire et conservateur, a changé de nom pour devenir PSD Partido Social Democrata (Parti social démocrate) en 1979. Pour un non-Portugais, tout cela est assez confus. La nouvelle Constitution de 1976 définissait l’objectif de l’État comme étant d’ouvrir la voie vers une société socialiste. Et le gouvernement ne s’est pas arrêté aux mots : dès le début de l’année 1975, la structure des relations de propriété a été partiellement modifiée par des nationalisations, l’administration publique d’entreprises, des occupations de terres et des expropriations de grands domaines, ainsi que la prise en charge d’entreprises dans le cadre d’un système d’auto-administration par les travailleurs. En 1975, le Conseil révolutionnaire décide de nationaliser les banques, les compagnies d’assurance, les secteurs des transports, de la circulation et de l’énergie, ainsi que les industries de base. Environ 600 entreprises ont ainsi été expropriées.
Comme toujours, l’expérience socialiste portugaise a échoué. Les choses n’ont commencé à s’améliorer que dans les années 1980 et 1990.
« Ces années ont été fastes pour le Portugal », déclare Manuel Pinkeiro, du groupe de réflexion Mais Liberdade, lorsque je le rencontre à Porto. Comme dans de nombreux autres pays, l’essor économique a suivi une série de réformes de l’économie de marché.
Aníbal Cavaco Silva, du parti PSD (social-démocrate), a gouverné le pays de 1985 à 1995. Il a fait reculer les nationalisations et a mené des politiques de marché libre qui ont été très bénéfiques pour le pays.
Entre 1985 et 1995, l’économie du pays a connu une croissance annuelle de 3,2 %, l’inflation est passée de 20 à 4 %, les investissements étrangers ont été multipliés par dix et la dette extérieure a diminué. La référence à une « société socialiste » a été supprimée de la Constitution révisée de 1988 et l’extrême domination de l’État a été quelque peu réduite. Ces changements politiques ont amélioré la vie des Portugais : au milieu des années 1980, le revenu moyen au Portugal ne représentait que 52,5 % de la moyenne de l’UE ; en 1998, il atteignait 70 %.
L’augmentation de la liberté économique au Portugal depuis 1995 a été similaire à celle de l’Espagne voisine. Les deux pays ont commencé en 1995 avec un indice de liberté économique de 62,4 (Portugal) et 62,8 (Espagne), qui est passé à 70,8 (Portugal) et 68,2 (Espagne) en 2022. Selon la Heritage Foundation, le Portugal a progressé ces dernières années et a rejoint pour la première fois le groupe des pays considérés comme « essentiellement libres », principalement grâce à des notes positives pour les « droits de propriété », l’« efficacité judiciaire » et la « liberté monétaire ». Cependant, le Portugal reçoit de très mauvaises notes pour les « dépenses publiques », celles-ci ayant représenté 45 % du PIB au cours des trois dernières années. La dette publique est passée de 51 % à la fin des années 1990 à 127 % en 2021 ! Les représentants du mouvement libéral que je rencontre à Porto et à Lisbonne sont surpris que le Portugal se soit amélioré dans le classement de la Heritage Foundation au cours des dernières années.
Globalement, le Portugal n’est pas en mauvaise posture – dans l’Index of Economic Freedom , il se classait 30e en 2023, devant la Pologne (40e), la France (57e), l’Italie (69e) et la Grèce (107e). Ces dernières années, l’économie portugaise s’est développée positivement grâce au tourisme et à un boom immobilier, bien qu’elle a été gouvernée par le socialiste António Costa de 2015 à 2024. Le Portugal est l’un des pays d’Europe les plus appréciés des touristes, particulièrement attirés par l’Algarve.
Le boom immobilier du pays est loin d’être sain – comme c’est toujours le cas lorsque les impôts jouent un rôle majeur dans les investissements immobiliers. Les avantages fiscaux ont attiré les investisseurs, mais il n’est pas du tout certain que la reprise du marché de l’immobilier soit durable. Les prix augmentent depuis la mi-2013, comme le montrent les données de l’Institut national des statistiques (INE). Pendant cinq années consécutives, les prix de l’immobilier ont été supérieurs au niveau auquel la Commission européenne considère qu’un marché est menacé par une bulle de prix, comme l’a déclaré Eurostat en août 2021.
Un sujet qui revient souvent dans mes conversations avec les personnes rencontrées au Portugal est la compagnie aérienne publique TAP. En 2011, le gouvernement portugais a annoncé qu’il privatisait la compagnie aérienne dans le cadre du plan de sauvetage de 87 milliards d’euros de l’UE, auquel le Portugal devait avoir accès, car il avait été particulièrement touché par la crise financière mondiale. Après plusieurs tentatives, la privatisation a échoué en décembre 2012 et a été suspendue jusqu’en 2015. Cette année-là, l’État a vendu 61 % de TAP à un consortium formé par deux entrepreneurs pour environ 350 millions d’euros. Cependant, l’État a ensuite racheté des actions jusqu’à ce qu’il détienne 92 % de TAP. Aujourd’hui, la société doit être à nouveau privatisée… un absurde va-et-vient.
L’État a investi au total 3,2 milliards d’euros dans sa compagnie aérienne, qui est constamment déficitaire. Pensez à ce que l’on aurait pu faire avec tout cet argent ! Pourquoi un État a-t-il besoin de sa propre compagnie aérienne ? Il y aurait certainement assez d’opérateurs privés pour combler rapidement le vide si TAP était simplement fermée.
La situation est similaire pour la plus grande et la plus importante institution financière du Portugal, Banco Comercial Português (BCP), qui appartient à l’État. Les banques publiques ont-elles déjà mieux fonctionné que les banques privées ?
Je rencontre Carlos Guimarães Pinto, fondateur du groupe de réflexion Mais Liberdade et député du Parti libéral Iniciativa Liberal, ainsi que le président du parti, João Cotrim de Figueiredo. Je suis invité au bâtiment du Parlement de Lisbonne, l’un des plus beaux que j’aie vus.
Je demande à Carlos, qui présente mon livre dans la soirée à l’occasion d’un événement organisé par Mais Liberdade, ce qu’il changerait au Portugal :
« Tout d’abord, il faudrait baisser les impôts. Même quelqu’un qui gagne 30 000 euros par an paie un taux marginal d’imposition de 38 % ; à 50 000 euros, c’est 45 % ; et à 80 000 euros, vous payez 48 %. Le parti liberal estime également que la télévision et la banque d’État devraient être privatisées. »
Le marché du travail au Portugal est particulièrement réglementé. Les réglementations extrêmement restrictives en matière de protection de l’emploi obligent les employeurs à verser d’importantes indemnités de licenciement s’ils veulent se séparer de leurs employés. En outre, et selon la loi, les heures supplémentaires ne peuvent pas être compensées par des jours où l’on travaille moins ; au contraire, dès qu’une personne travaille plus de huit heures, 300 % de son salaire doivent être payés pour chaque heure supplémentaire. De nombreuses entreprises du secteur privé ne respectent pas cette règle. Le salaire minimum au Portugal n’est pas particulièrement élevé (822 euros mensuels en 2021), bien qu’il ait augmenté de 72 % entre 2002 et 2019, alors que le produit intérieur brut n’a augmenté que de 49 % en termes nominaux.
Une autre des revendications de l’Iniciativa Liberal est la légalisation du cannabis, dit Carlos. « Attendez une minute », dis-je, « je croyais que la possession de drogue était légale depuis deux décennies ? ». Il m’explique que si la possession de drogues a été décriminalisée, ce qui signifie que vous ne serez pas puni pour la possession de certaines quantités de cannabis (ou même de drogues dures comme l’héroïne), le trafic, lui, est illégal. C’est absurde.
À Lisbonne, je rencontre Zita Maria de Seabra Roseiro, l’une des figures les plus importantes du mouvement libéral portugais. Pendant la dictature, elle était membre de la résistance et appartenait au Parti communiste. Elle a vécu dans la clandestinité pendant plusieurs années et a lutté contre la dictature. Zita a été membre du Politburo du parti. Mais même à cette époque, elle était anticonformiste. Elle a été exclue du Politburo en 1988 en raison de ses critiques à l’égard du parti, puis du Comité central, et enfin du Parti communiste lui-même. Elle a publié son autobiographie en 1988. Elle a d’abord rejoint le parti « social-démocrate » de centre-droit et est aujourd’hui membre du Parti libéral et l’une des principales instigatrices du groupe de réflexion liberal Mais Liberdade.
Alexandra d’Alétheia Editores, l’éditeur de mon livre, a également été membre du Parti communiste. Nous voilà, trois anciens communistes, assis ensemble autour d’un déjeuner et réfléchissant à la manière dont nous pouvons renforcer le capitalisme au Portugal. Je demande quel rôle joue le Parti communiste dans le Portugal d’aujourd’hui et quelles politiques il préconise. Peu de choses ont changé. Son modèle est la Corée du Nord. Avec le parti vert, avec lequel il a présenté une liste commune, il a obtenu 6,7 % en 2022.
Un an après ma visite au Portugal, un scandale de corruption secoue le pays. Les enquêtes menées dans le cadre de l’opération « Influencer » visent M. Costa, le chef du gouvernement socialiste au pouvoir depuis 2015. Après plus de 40 perquisitions et cinq arrestations au début du mois de novembre 2023, M. Costa a présenté sa démission. Son chef de cabinet, son conseiller le plus important, et trois autres personnes, ont tous été arrêtés. Des élections anticipées ont ensuite été organisées au Portugal le 10 mars 2024, et l’Alliance démocratique (AD) conservatrice du candidat principal Luís Montenegro a remporté une courte victoire avec 29,49 % des voix. Le parti de droite Chega a plus que doublé sa part de voix par rapport à la dernière élection, obtenant 18 % des voix.