Jusqu'à cinq ans d'écart entre cadres et ouvriers : l’espérance de vie à l'épreuve des métiers
Comme le niveau des pensions de retraite, l’espérance de vie et, plus encore, l’espérance de vie en bonne santé est le reflet des inégalités professionnelles. En témoigne une récente étude de l’Insee publiée mi-juillet et signée par la statisticienne et démographe Nathalie Blanpain.
On y apprend qu’un cadre de 35 ans peut espérer vivre en moyenne 5,3 ans de plus qu’un ouvrier du même âge. L’écart est plus resserré chez les femmes avec, en moyenne, 3,4 ans de plus pour une cadre.
Autrement dit, passé 35 ans, les cadres ont, en moyenne, 48,9 années devant eux contre 43,6 pour les ouvriers. Quand l’espérance de vie des premiers culmine à 83,9 ans, celle des seconds s’établit à 78,6 ans.
Les espérances de vie des professions intermédiaires (47,4 ans), des agriculteurs (47,2 ans), des artisans et commerçants (46,4 ans) et des employés (45,1 ans) s’intercalent entre celles des cadres et des ouvriers. Les inactifs, parce qu’ils le sont souvent, rappelle l’Insee, en raison de problèmes de santé ou d’invalidité, vivent en moyenne, passé 35 ans, 34 ans de plus, soit jusqu’à 69 ans.
« On a tendance à penser que la pénibilité et les contraintes physiques ont reculé avec la désindustrialisation du pays, note Arnaud Mias, professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine, alors qu’au contraire la part des salariés qui y sont exposés a augmenté. Qu’on pense, par exemple, à tous les employés qui s’activent dans la logistique à conditionner des colis, à les charger et les décharger. Par ailleurs, les conditions de travail difficiles grèvent davantage l’espérance de vie en bonne santé que l’espérance de vie. »
Affronter les risques« Et, poursuit le sociologue, il y a une forme de masculinité qui pousse, comme dans les métiers du bâtiment, à nier les risques. Le danger, c’est pour les autres. Les “bons” professionnels, eux, seraient ”protégés” par leurs compétences et leur expérience. Ces “stratégies défensives”, comme les définit le psychiatre et spécialiste du travail Christophe Dejours, aident à affronter les risques de métiers encore exposés. »
Reste que depuis les années 1990, l’écart de longévité entre cadres et ouvriers s’est réduit. Il était de sept ans sur la période 1991-1999.
Chez les femmes, en revanche, cet écart s’est légèrement creusé, passant de 2,6 à 3,4 ans. L’Insee avance, entre autres explications, une consommation de tabac plus forte.
Globalement, chez les femmes, les espérances de vie à 35 ans des différentes catégories sociales sont plus resserrées que chez les hommes, dans une fourchette allant de 50 à 53 ans. Les ouvrières (49,6 ans) et les inactives (45,8) font toutefois exception.
Les années d’études se traduisent aussi en années de vie supplémentaires. Ainsi, à 35 ans, un diplômé du supérieur peut, en moyenne, escompter vivre deux ans de plus qu’un bachelier, 3,6 ans de plus qu’un titulaire de CAP ou BEP et huit ans de plus qu’un non-diplômé. Une femme diplômée peut, elle, espérer vivre 5,4 ans de plus qu’une non-diplômée. Ceci explique cela : le niveau d’études détermine très largement le métier exercé.
Enfin, quelle que soit leur catégorie sociale, les femmes vivent plus longtemps que les hommes. À preuve : l’espérance de vie des ouvrières est même légèrement supérieure à celle des hommes cadres (0,7 an de plus). Nathalie Blanpain l’explique par des comportements plus sains, dont une consommation d’alcool plus modérée, et un meilleur suivi médical, notamment pendant leur vie féconde.
Double journée« Leur durée de travail (hebdomadaire ou tout au long de leur vie) est plus faible, réduisant ainsi leur exposition à des risques professionnels », ajoute la chercheuse à l’Insee.
C’est peut-être aller vite en besogne dans la mesure où les femmes sont assujetties à la double journée, les tâches ménagères succédant, au quotidien, à une activité rémunérée. Certes, mais l’exercice de certains métiers plutôt que d’autres est plus préjudiciable à la santé.
« Le système de reconnaissance des maladies professionnelles, pointe Arnaud Mias, reste très limité et trop limitatif car reposant sur un lien direct entre une cause et son effet, une exposition et une pathologie. Or, la survenue de nombre de maladies professionnelles, comme les cancers, est multifactorielle : tabac, alcool et pas seulement à l’exposition, au travail, à des agents en l’occurrence cancérogènes. Le stress?? On sait ses effets dans la survenue de maladies cardiovasculaires ou gastriques, notamment. Mais le lien reste difficile à prouver comme, d’ailleurs, pour le travail posté pourtant rangé parmi les facteurs de pénibilité. »
« Pour les TMS (troubles musculo–squelettiques), complète-t-il, ce lien direct est plus facile à prouver, les mêmes gestes répétés mécaniquement provoquant une usure précoce ou des déséquilibres. Ces TMS représentent 90 % des maladies professionnellesreconnues. La probabilité de développer des TMS est plus forte chez femmes ouvrières que chez leurs homologues masculins. Car c’est à elles que sont confiés les gestes répétés alors que les hommes sont sollicités pour leur force et leur résistance. »
Conditions de vieLes différences quantitative et qualitative d’espérance de vie entre cadres et ouvriers ne sont cependant qu’une manifestation parmi d’autres des différences de vie entre classes supérieures et classes populaires.
Quand les loisirs creusent les inégalités sociales
« Les inégalités de santé sont sociales, abonde Michel Castra, professeur de sociologie à l’université de Lille. Les écarts de longévité ne résultent pas des seules conditions de travail. Une variable peut en cacher une autre. Au-delà des conditions de travail, il y a les conditions de vie qui dépendent du revenu, mais aussi des styles de vie. Ainsi, alors que les classes supérieures, soucieuses de minceur, contrôlent leur assiette, les classes populaires, les hommes surtout, la remplissent généreusement. Plus riche, plus grasse, cette alimentation fait écho à l’idée encore répandue qui associe la force au poids. »
Le mobil-home comme alternative au mal-logement
« Circule aussi au sein des classes populaires, insiste Michel Castra, l’idée qu’il ne faut pas s’écouter. D’où, notamment, un moindre recours aux soins. Et les différences de genre y sont accentuées comme avec le “virilisme” qui se traduit par une consommation plus forte de tabac et d’alcool, souvent fort, et plus d’accidents du travail ou de la route… »
Jérôme Pilleyre
En savoir plus - Michel Castra, "Comment expliquer les inégalités sociales de santé", in 50 Questions de sociologie, sous la direction de Serge Paugham, PUF, et Arnaud Mias, Dé-libérer le travail