Jacques de Larosière : "Le bilan de Bruno Le Maire à Bercy est déplorable"
Le CV de Jacques de Larosière est incontestablement un des plus beaux de la planète finance. Directeur du Trésor sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, il part en 1978 diriger le Fonds monétaire international en 1978, avant de devenir gouverneur de la Banque de France en 1987, puis président de la Banque européenne de reconstruction et de développement en 1993. Depuis, il ne cesse de dénoncer la financiarisation à outrance de nos économies, le déni de réalité et les fausses promesses des magiciens de la finance qui ont amené la dette française à des sommets inédits. Dans son nouveau livre, Le déclin français est-il réversible ?, paru chez Odile Jacob, cet observateur infatigable de la vie économique et politique française tire à boulets rouges sur l’ex-ministre de l’Economie Bruno Le Maire. Et défend une politique de baisse des dépenses publiques sur au moins une décennie. Rien d’intolérable pour l’ancien patron du FMI…
L’Express : Avec une dette publique à près de 3 200 milliards d’euros, la France est-elle le Portugal, l’Italie ou la Grèce du début des années 2010 ?
Jacques de Larosière : Le Portugal a fait ce qu’il fallait pour améliorer sa crédibilité sur les marchés financiers. La France, non. C’est la raison pour laquelle le fameux spread - l’écart de taux auxquels les Etats empruntent – a crû depuis quelques mois en notre défaveur. Si le déclin français se poursuit, le pire est à envisager. Mais je vois dans les débats récents autour du budget une petite source d’espoir. Pour la première fois, un Premier ministre a reconnu la gravité des faits. Dès son arrivée à Matignon, Michel Barnier a expliqué que les débordements budgétaires ne pouvaient pas continuer et il a engagé un programme de redressement. C’est un signe…
Certes, mais Michel Barnier a aussi immédiatement eu recours à un "remède" bien français, la hausse d’impôts, en ciblant les grandes entreprises, les très hauts revenus, mais également tous les ménages avec la hausse des taxes sur l’électricité…
Oui c’est vrai et personnellement je n’aurais pas mis un tel accent sur la hausse des impôts. La France a déjà la palme internationale des prélèvements obligatoires. Si on veut rétablir la compétitivité de notre économie, ce n’est pas une bonne idée d’augmenter les impôts de nos entreprises. Résultat de décennies de désindustrialisation, les entreprises industrielles françaises ne représentent que 11 % du PIB, mais elles paient 23 % de l’impôt sur les sociétés. C’est anormal. Les entreprises françaises sont surimposées. Que l’on demande davantage d’efforts aux très hauts revenus ou à ceux qui touchent des pensions faramineuses, cela ne me choque pas. Il y a un aspect politique que je peux comprendre. Mais les entreprises, c’est une erreur.
Sur la dépense publique, le Premier ministre a évoqué le chiffre de 40 milliards d’efforts par rapport à la croissance spontanée des dépenses. Une rigueur nécessaire ?
C’est un fait indéniable : le poids de nos dépenses publiques est tout à fait hors de la norme européenne et internationale. Relativement au Produit intérieur brut, elles culminent à près de 57 %, alors que la moyenne européenne est de 50 %. Cet écart énorme, de près de 200 milliards chaque année explique notre sous-compétitivité. On peut le réduire en dix ans, avec des efforts annuels à hauteur de 20 milliards. Quand j’étais à la tête du Fonds monétaire international, j’ai vu des ajustements budgétaires plus importants. Demander à la France un effort de 0,8 % de son PIB par an est tolérable, mais il faut une vraie volonté politique pour le faire dans la durée pendant une décennie, par exemple. Il n’y a aucune raison objective pour que l’Etat français dépense massivement plus que nos voisins, pour un service administratif qui n’est pas meilleur. Un chiffre est frappant : les Allemands ont une population supérieure à la nôtre de 15 millions, mais ils ont un million de fonctionnaires de moins que nous. Les périmètres de la fonction publique ne sont certes pas les mêmes entre les pays. Même quand vous faites les ajustements statistiques, cela reste un écart incompréhensible. Le citoyen français devrait s’en préoccuper.
Comment expliquer le déni d’une grande partie des Français sur le sujet de la dette publique ?
Pendant vingt ans, une partie des responsables politiques et des économistes ont seriné à la population que le déficit budgétaire n’était pas grave, et qu’on pouvait toujours recourir à un emprunt très peu cher. Ces discours ont anesthésié les Français. Le réveil est brutal. Aujourd’hui, on se réveille, car les taux d’intérêt sont plus élevés depuis la crise inflationniste de 2021. Le coût du service de la dette s’élève donc. La charge du service de la dette n’est désormais plus d’une trentaine de milliards d’euros, mais avoisine les 50 milliards, et il montera probablement jusqu’à 70 milliards dans quelques années. Une somme équivalente à une année de budget de la défense ! Ce n’est pas rien. Le rôle d’un gouvernement, c’est de prévoir, et de ne pas se laisser bercer d’illusion. La croyance selon laquelle les taux d’intérêt resteraient éternellement bas a fait beaucoup de dégâts.
Après les gilets jaunes, Emmanuel Macron a cherché à masquer son côté "banquier d’affaire".
Quel bilan faites-vous du travail de Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie resté le plus longtemps en poste depuis la Seconde Guerre mondiale ?
J’observe les faits. Quand il est arrivé en 2017 au ministère de l’Economie, la dette publique était de 2 200 milliards d’euros. Elle se monte aujourd’hui à 3 200 milliards. 1 000 milliards de plus en 7 ans : une dérive inimaginable. Bruno Le Maire a été le ministre le plus dispendieux de la Ve République, avec un déficit passé de 3 % du PIB à un peu plus de 6 %. Le résultat est déplorable.
Selon vous, nos dirigeants ont un vrai manque d’intérêt pour les sujets financiers. Mais Emmanuel Macron vient pourtant du monde financier, et on le lui a d’ailleurs largement reproché…
Au début du premier quinquennat, Emmanuel Macron a lancé des réformes favorables à l’économie, comme la suppression de l’impôt sur le capital financier ou la réforme du Code du travail. Mais la crise des gilets jaunes, provoquée par une augmentation relativement modeste du prix de l’essence au nom de l’écologie, a stoppé l’élan. Le gouvernement aurait dû faire une étude d’impact de cette taxe carbone et il aurait vu qu’il y a 9 millions de pauvres en France pour lesquels une vingtaine d’euros supplémentaires pour la facture d’essence est intolérable.
Après cet épisode, le président a cherché à masquer son côté "banquier d’affaire". Il a joué sur l’endettement facile, qui lui était d’ailleurs proposé par la BCE. La manière dont il a géré la crise du Covid est intéressante. Ayant mis sous cloche une grande partie de l’économie par des mesures autoritaires, le gouvernement a voulu compenser la perte des revenus. Mais le coût a été énorme, bien supérieur à celui de nos voisins car ces aides ont été moins ciblées. La pandémie passée, le pays est sorti de cette abondance beaucoup plus lentement que les Allemands. Aujourd’hui, outre-Rhin, le budget est à l’équilibre et la France, elle, n’est toujours pas sortie de son excès de dépenses.
Que fait un ménage qui a des difficultés pour boucler ses fins de mois ? Il regarde ses dépenses, pas ses recettes, car il n’a pas la main sur son salaire. Il réduit donc ses voyages ou ses restaurants. Tout le monde raisonne comme cela. Un seul acteur économique agit de façon différente : l’Etat. Il a des fins de mois difficiles ? Il va voir son banquier pour emprunter davantage, comme un réflexe pavlovien.
Oui mais l’Etat n’est pas un agent économique comme les autres : il peut lever l’impôt, pas un ménage…
L’Etat, comme un ménage, est soumis à une règle financière, qui date de la création de l’humanité : on ne peut emprunter que pour des projets qui contiennent en eux-mêmes leur remboursabilité, c’est-à-dire qui génèrent des ressources nouvelles. Pourtant, l’Etat, quand il doit payer ses fonctionnaires, échappe à cette règle fondamentale. Il va trouver le banquier pour lui demander un prêt, mais sans lui donner une garantie sur le fait qu’il sera armé pour rembourser ce nouvel emprunt. Il y a un problème ? On emprunte. La dette est déjà très élevée ? On emprunte. Cette logique ne fait que contribuer à la financiarisation de notre économie. Elle accélère aussi notre déclin.
Des économistes réputés ont pourtant assuré que la dette n’était pas un problème. Se sont-ils trompés ?
Pourquoi les économistes ne pourraient-ils pas se tromper, comme tout le monde ? Ils se sont appuyés sur la règle suivante : tant que le taux de croissance de l’économie est supérieur au taux d’intérêt réel auquel l’Etat emprunte, alors tout va bien. Béatement, beaucoup y ont cru. Cette théorie a été déjouée par la réalité.
Autre doctrine qui a séduit nos dirigeants : plus de monnaie créée égalerait prospérité. Or c’est faux. Pendant vingt ans, nous avons eu une politique monétaire très accommodante, avec de l’argent facile. La BCE était persuadée que cet argent quasi gratuit servirait à l’investissement. Le plus grand économiste de notre temps, John Maynard Keynes, était certes favorable aux taux d’intérêt faibles, car il estimait que c’était une bonne chose pour entretenir la croissance et la demande interne en période de récession. Mais il ajoutait aussi – ce que les thuriféraires de Keynes oublient toujours de rappeler – que des taux d’intérêt trop faibles créent ce qu’on appelle une trappe à liquidité. Le rendement de l’argent est tellement bas que l’épargnant se détourne des projets à long terme, qui sont par nature plus risqués mais qui ne sont plus assez rémunérés en termes réels dans le cas d’une politique d’argent à taux zéro. Il se réfugie alors sur des placements plus liquides. Je me suis demandé si la trappe à liquidité de Keynes s’appliquait à notre monde. Et c’est le cas. Depuis 2000, la part "liquide" de l’épargne des ménages est devenue déterminante, alors que celle consacrée à des investissements de long terme a fortement diminué. Le capital investi – équipements, usines, logiciels… - a baissé de 2 points entre 2000 et 2022, ce qui est considérable, et n’a jamais été observé dans une économie de croissance.
Enfin, personne ne se pose réellement la question de savoir si cette politique d’argent à taux zéro a une responsabilité dans la faiblesse actuelle des gains de productivité. Cela veut dire que ceux qui sont chargés de la politique économique dans les palais ministériels ne regardent pas les faits, mais préfèrent des doctrines fausses.
Le déclin français est-il réversible?, par Jacques de Larosière. Odile Jacob, 160 p., 17,90 €.